Le rêve et le sommeil paradoxal

Qu’est-ce que les explications fonctionnelles n’expliquent pas ?

Un exemple : les fonctions du sommeil paradoxal et du rêve 

 

Depuis qu’a été disqualifiée, au cours du 19ème siècle, la possibilité d’apparition d’êtres relevant de la surnature, envoyés par elle pour délivrer un message, en particulier pendant le sommeil, le rêve est devenu une activité hallucinatoire, produite par l’intérieur du corps même et donc marquée de sa matérialité. Pourtant, si nous l’avons désenchanté, nous n’avons pas encore totalement renoncé à son caractère significatif : dans un langage considéré souvent comme plus obscur que l’immédiate révélation de l’invisible, le rêve demeure, quoi qui puisse en être dit, porteur d’un sens qui nous concerne.

 

 

Mais le message est codé, opaque à celui dont il vient. L’opacité de ce qui semble être un message onirique continue de constituer un défi : le rêve concentre les motifs de l’inconfort de la psychologie, tenue de rendre raison des manifestations de ‘l’appareil psychique’ de ceux qui viennent à elle, contrainte par ailleurs de ne pas se détourner d’une matérialité des corps qu’il lui faut étudier objectivement. A côté de la rationalité de la psychanalyse, l’entreprise de naturalisation du monde a d’abord proposé une conception solide et étayée de l’état de sommeil si particulier où l’on produit des images oniriques ; elle affronte aujourd’hui, avec des outils intellectuels et techniques puissants, un autre sujet, le rêve lui-même, c’est-à-dire les scénarios vécus pendant le sommeil, leur production, leur construction, leur mémorisation. Mais rêver est un état mental ‘spécial’, intentionnel comme d’autres certes (puisqu’on ne peut pas rêver de ou à rien), mais qui ne s’objective ou s’exprime que dans des récits obtenus grâce à l’exercice introspectif auquel la psychologie scientifique a renoncé depuis plus d’un siècle. Le seul ‘objet’ possible pour la psychologie dans ce cas est donc ce que lui offre un dormeur, le récit ; et cet objet, résultant de l’introspection, est inévitablement entaché de différents biais : le dormeur peut avoir oublié ce qu’il a pourtant ‘vu’ en rêve, il peut ne pas vouloir le dire, il peut livrer à sa conscience vigile, au réveil, un récit que cette conscience, qui n’est pas celle du rêve, lui présente, etc. L’inconfort est là : on ne peut que travailler sur un objet dont on a de nombreuses raisons de penser qu’il n’est pas le reflet parfait de ce qui est au centre de l’intérêt. Malgré le caractère particulier de cet état mental, aujourd’hui on affirme l’espoir d’une élucidation, à propos du rêve, de la causalité psychique elle-même, sur la conviction qu’on peut en rendre compte par des processus naturels. Cet espoir se traduit dans un regain de débats, sur des questions qui ne sont pas toutes nouvelles, et par un accroissement considérable de la littérature consacrée au rêve lui-même dans des revues prestigieuses spécialisées1. La nouvelle donne est fondée sur les avancées considérables des études neurophysiologiques, l’imagerie cérébrale entre autres par exemple ou les travaux d’une discipline hybride et improbable, la neuro-psychanalyse. Nouveautés auxquelles il convient d’ajouter, dans les toutes dernières années, une perspective évolutionniste en charge de l’élucidation des causes lointaines des phénomènes psychologiques ; cette nouvelle venue aégalement investi l’étude des états de vigilance et du rêve en proposant elle aussi des réponses à la question qui n’a cessé d’être soulevée : quelle est la fonction du sommeil où l’on rêve ?

Et, corrélativement à la question que seul Freud avait réellement affrontée : quelle est la fonction du contenu du rêve ? 

 

Avant d’aborder la délicate question des fonctions des contenus ou des souvenirs de contenus, nous proposons un rappel des connaissances aujourd’hui acquises sur le rêve.                      

 Ainsi, à côté de publications remarquées dans Behavioral and Brain Sciences en 2000, ou dans Nature en 2005, des volumes de la revue Dreaming où s’expriment des oppositions virulentes : un volume de 2004 est consacré au débat entre G. W. Domhoff et M. Solms, repris par un autre volume de 2005 avec une contribution de Hobson dont le titre relate la tonalité générale des divergences : « In bed with Mark Solms ? What a nightmare ! A Reply to Domhoff 2004 ». 

 

 

 

I - Le rêve comme activité du corps : le consensus des pionniers 

 

Les travaux de Michel Jouvet en France, ceux de Hobson dans les pays anglophones ont concouru à construire et à diffuser une conception de l’activité onirique qui est restée stable jusqu’au cours des années 1980. Sur la base de travaux antérieurs2, on a considéré jusque là que, les récits de rêves étant plus fréquents et plus clairs au cours ou à l’issue d’un état de sommeil qualifié de paradoxal (ou à REM dans le domaine anglophone pour Rapid Eye Mouvment), c’est pendant ce type de sommeil que se déroule majoritairement3 la génération des images qui constituent le matériau du récit de rêve. L’état paradoxal est caractérisé, lors de cette période consensuelle, par un électroencéphalogramme4 (EEG) et un électrooculogramme5 comparables à ceux de l’éveil (activité rapide du cortex et mouvements oculaires rapides, ou MOR) et par une abolition du tonus musculaire, incompatible avec la veille6 et donc paradoxale puisque accompagnée dans le même temps par une activation corticale intense. La découverte, chez le chat (puis chez d’autres animaux de laboratoire), d’un état physiologiquement comparable a, pendant plusieurs années, détourné les recherches neurophysiologiques des récits de rêves (évidemment inexistants chez l’animal) ; on a considéré donc que le chat, le rat et quelques autres mammifères ‘rêvent’ puisqu’ils ont un état de sommeil paradoxal (SP), sans prendre en considération que, si certaines structures homologues sont actives pendant ce sommeil chez différentes espèces, de grandes différences fonctionnelles peuvent intervenir (un cortex humain n’est pas fonctionnellement comparable à celui d’un rat ou d’un chat, ne serait-ce que parce que des structures les différencient également). Mais par ailleurs cette découverte a ouvert un champ considérable à des expérimentations impossibles chez l’homme, qui ont permis rapidement de décrire le mécanisme neurologique de déclenchement et de déroulement de la phase paradoxale chez l’animal. On peut le résumer de la manière suivante : quelques minutes après son endormissement7, l’organisme entre en sommeil paradoxal lorsque certains noyaux de neurones situés dans les structures basses de son système nerveux8, dans la formation réticulée du pont, cessent de produire un neurotransmetteur :  - en stoppant sa production de sérotonine, le noyau du raphé permet à un système activateur du pont (P) de produire de l’acétylcholine (ACTH) activatrice, qui se diffuse aux motoneurones oculaires (responsables des MOR), aux corps genouillés                                                  2 Ceux de l’Ecole de Chicago avec W. Dement entre autres ou de celle de Los Angeles avec H. Magoun. 3 Mais dès les premiers travaux sur le rêve, on a relevé que certains récits, d’un type légèrement différent, étaient obtenus en sommeil non paradoxal. 4 L’EEG permet d’enregistrer à distance (ce qui est important) l’activité de groupes de nombreux neurones situés dans des régions peu profondes du cerveau. Il permet de détecter si ces régions sont actives ou non. 5 Il s’agit d’un enregistrement de l’activité des muscles de chacun des deux yeux, réalisé grâce à une électrode placée juste sur la peau au coin extérieur de l’œil. 6 Outre d’autres modifications physiologiques secondaires comme l’accélération des rythmes cardiaque et respiratoire par exemple. L’état de veille suppose un tonus musculaire, même faible dans le cas où l’on est détendu. 7 Ce nombre de minutes est constant pour une espèce donnée ; il est chez l’homme de 90mn et de 9-10mn chez le rat, par exemple. 8 Il s’agit du mésencéphale, du pont et du tronc cérébral, situés à l’arrière de la tête, là où l’encéphale va rejoindre la moelle épinière. 

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latéraux (G) et au cortex occipital (O), ces deux dernières structures étant impliquées dans le traitements des signaux visuels. Dans ces trois structures, l’acétylcholine est diffusée par bouffées qu’on considère alors comme irrégulières, appelées pointes9 PGO. Le système activateur est déclenché pendant la veille lorsque la formation réticulée pontique répand des influx nerveux ascendants en provenance des organes sensoriels ou des organes internes ; il est, lors du SP, mis en route par une source strictement endogène (la cessation d’activité inhibitrice du raphé) et responsable de la diffusion d’ACTH dans d’autres régions aussi du cortex, entre autres motrices, censées animer la musculature en fonction des instructions corticales.  - Puisque cette activation n’aboutit pas à des comportements, c’est qu’un autre noyau de neurones joue le rôle de ‘frein moteur’, inhibe la transmission des informations motrices : le locus cœruleus cesse de produire de la noradrénaline ce qui permet à un noyau situé lui aussi dans la formation réticulée pontique, le locus cœruleus alpha, de produire de la glycine qui inhibe la transmission des influx pré- et post- synaptiques des moto-neurones de la moelle épinière aux muscles. Sur la base de cette conception du mécanisme du SP, les neurophysiologistes, parmi lesquels Jouvet et Hobson, se sont concentrés sur des aspects différents : les uns comme Jouvet ont approfondi les neurotransmetteurs et les structures en cause chez l’animal, les autres comme Hobson ont entendu rendre compte aussi des caractéristiques du vécu onirique humain par le fonctionnement de ces structures et processus neurologiques.  Jouvet réalise à la fin des années 1970 des expériences exemplaires en détruisant électriquement et bilatéralement le locus cœruleus alpha de chats et observe qu’après une période de récupération, le chat qui entre en SP sans ce frein moteur exécute dans sa cage tous les comportements typiques de son espèce10, tout en dormant. Cette découverte implique que le cortex moteur du chat traduit en séquences systématiques de postures programmées héréditairement les informations activatrices qui lui parviennent par bouffées aléatoires ; il montre que ce ‘comportement onirique’ du chat révèle que chaque animal possède son propre répertoire puisqu’un chat donné peut consacrer, chaque fois, 60% de ce comportement à des postures d’agression alors qu’un autre ne leur consacrera que 10% : « L’organisation de ces programmes, écrit Jouvet en 199111, est caractéristique de chaque animal » (p. 187). Selon lui, cette organisation serait sous contrôle génétique ; on a montré en effet que, dans un groupe de souris de la même souche, tous les animaux ont la même proportion de comportements programmés pendant le SP : les souris d’une même souche accomplissent ces comportements héréditaires à chaque épisode paradoxal pendant le même temps en moyenne ; celles d’une autre souche ont leur propre pattern.  Hobson insiste sur le caractère aléatoire de la diffusion de l’activation corticale (c’est la phase activation de sa théorie dite « activation-synthèse ») : le cortex humain ne pourrait selon lui que tenter, avec des signaux dont la structure n’est pas déterminée ou ordonnée (i.e. les bouffées irrégulières d’ACTH ou pointes PGO), de construire une synthèse, un scénario, sur la base des seules informations dont il dispose, imparfaites et incomplètes puisque les neurones de modulation, qui codent entre autres des informations sur la position spatio-temporelle de l’organisme, sont inactifs. Il en résulterait la bizarrerie si typique des rêves, exercices cognitifs approximatifs. Ainsi le contenu onirique ne serait pour Hobson déterminé ni par un quelconque contenu latent ni par un facteur ‘psychique’, mais le seul produit d’un ‘allumage’ aléatoire des réseaux de neurones au moment des bouffées de PGO. Comme il l’affirme lui-même, Hobson a l’ambition de retirer à la 

                                                 9 Car elles se repèrent par des ‘pointes’ à l’enregistrement réalisé avec des électrodes implantées à demeure dans l’encéphale de l’animal. 10 A l’exception du comportement sexuel, sans que l’on sache pourquoi.  11 M. Jouvet, 1991. 

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psychanalyse freudienne la juridiction qu’elle exerce sur la question du déterminisme des rêves ; pour cela, il faudrait non seulement rendre compte de la phase d’activation du cortex mais aussi de la phase de synthèse des informations fictives qu’il reçoit et des facteurs qui sont responsables du caractère involontaire du contenu, des changements soudains ou des interruptions des images, de la tonalité émotionnelle des rêves également. Cette synthèse cognitive, on le comprend, ne peut être approchée tant que les études se cantonnent à l’animal. 

 

II - Quelles peuvent être les fonctions du sommeil paradoxal ? 

 

C’est pendant cette période que surgissent un grand nombre de questions sur les fonctions, celles du sommeil paradoxal surtout. Dans un cadre si marqué par la volonté de faire du rêve une activité naturelle, dont les sciences biologiques devraient parvenir à rendre compte, la question des fonctions se pose le plus souvent sous sa forme dite « étiologique », qui implique une réponse en termes d’évolution biologique ; « quelle est la fonction du sommeil paradoxal ? » revient à se demander « quels sont les facteurs évolutifs qui ont déterminé l’apparition, à l’échelle évolutive, et le maintien du sommeil paradoxal ? ». Les mêmes travaux philosophiques ont convaincu que s’interroger sur les fonctions d’un comportement ou d’un organe ne peut se résumer à s’interroger sur ses effets : si le sommeil paradoxal a pour effet que les vibrisses du chat sont agitées, ce n’est pas la fonction pour laquelle le chat a du SP. Les interrogations portent donc toutes sur la fonction entendue comme l’effet en raison duquel le sommeil paradoxal a été sélectionné, et se tournent vers sa capacité à accroître l’adaptation (ou la fitness) de l’organisme. Cette manière de s’interroger sur la fonction du sommeil paradoxal impose une approche comparatiste, cohérente avec la logique naturaliste. Á quel degré de l’évolution apparaît ce sommeil ? Pour ce que l’on sait12, quelque part autour de l’apparition des amphibiens, là où apparaissent par ailleurs le système limbique (responsable de la vie émotionnelle et de la mémoire) et l’homéothermie. On s’interroge donc sur le lien éventuel du SP avec l’émotion et la mémoire d’une part, et avec l’homéothermie d’autre part. La question peut donc être posée sous une autre forme, plus précise : « Qu’est ce que fait le SP pour la fitness, qui se faisait autrement avant l’apparition de la vie émotionnelle et de la mémoire, ou de la régulation de la température corporelle ? 

 

A/ Sommeil paradoxal et homéothermie L’une des façons les plus claires de répondre à cette question sous la forme qui précède est celle de Jouvet13 : il fait l’hypothèse, cohérente avec ses découvertes, que la fonction du SP est de permettre au système nerveux de l’animal de « réviser » tous les comportements qui lui sont nécessaires. Le SP sert à reprogrammer les comportements héréditaires chez les espèces homéothermes, alors que les autres n’en auraient pas besoin ; Jouvet fonde cette conviction sur une hypothèse, à savoir que contrairement à ce qui se passe chez les poïkilothermes, la neurogenèse s’arrête à la fin de la maturation de l’organisme chez les homéothermes, ce qui ‘nécessite’ l’apparition (‘l’invention’ par la sélection naturelle) d’un nouveau mécanisme de « reprogrammation itérative des comportements spécifiques » qui permette à l’organisme d’entretenir les réseaux héréditairement implémentés qui lui permettent de réaliser les conduites typiques de son espèce. Mais il semble que la neurogenèse est permanente au-delà de la maturation, en particulier sans le système limbique. Il reste vrai cependant que sommeil paradoxal et régulation thermique demeurent corrélés dans l’échelle évolutive. Mais les données                                                  12 Mais soulignons que l’on n’a pu étudier ce sommeil que chez 4% des espèces vivantes. 13 M. Jouvet, 1975. 

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comparatives sont ici encore contradictoires et par ailleurs difficiles à obtenir tant il est délicat de procéder à des enregistrements et des mesures sur un bon nombre d’espèces. La corrélation entre l’apparition dans l’échelle évolutive du sommeil paradoxal et celle de la régulation de la température corporelle a été confirmée par d’autres observations, sans qu’un lien précis ne puisse être établi. Jouvet et son équipe ont montré en 1988 par exemple que le refroidissement artificiel du tronc cérébral isolé (chez le chat) produit un accroissement d’activité de type SP dans ces régions, ce qui suggère que chez l’animal intact, les mécanismes de déclenchement du SP sont facilités lors de la baisse de température. De fait, les périodes de sommeil paradoxal sont toujours plus longues dans la seconde partie de la nuit, quand la température corporelle est plus basse et que la capacité de rétablissement de cette température doit être mobilisée. Par ailleurs, on admet aujourd’hui que la quantité de SP est fortement corrélée à la maturité de l’organisme à sa naissance : les animaux qui naissent immatures ont plus de SP que les autres, et ceci même après la période qui suit la naissance14 ; or, chez les espèces où les petits naissent immatures, il n’y a pas de thermorégulation à la naissance.  Cette dernière observation (fréquemment répétée) a mené à formuler une autre hypothèse fonctionnelle que celle de Jouvet, à savoir que le SP intervient de façon décisive dans le développement du cerveau (puisque quand le cerveau n’est pas encore mature, il existe beaucoup de SP). On pense que ce sont surtout les structures de traitement des messages visuels, structures impliquées dans le SP, qui ont ici une fonction fondamentale : elles simuleraient un message visuel pour préserver le système perceptif de la dégénérescence qui se produit en absence de stimulations. Le SP aurait donc pour fonction d’établir et de maintenir des connexions cérébrales pendant les périodes cruciales de développement.  

 

B/ Sommeil paradoxal et mémoire On énonce très souvent qu’un lien existe entre sommeil paradoxal et mémorisation, dont le statut précis est là aussi problématique. Le sommeil paradoxal est ici considéré comme une activité nocturne d’engrammation des apprentissages effectués pendant la journée. Il se produit donc d’abord chez les espèces susceptibles d’apprentissages. Cette hypothèse a surtout été testée entre 1960 et 1980 par ceux qui travaillaient sur le sommeil en général des animaux de laboratoire15 : l’une des méthodes consistait à faire par exemple apprendre le parcours d’un labyrinthe à un rat pour constater qu’après cet apprentissage le sommeil paradoxal était plus intense et le parcours bien mieux connu le jour suivant qu’en l’absence d’apprentissage diurne ; on en déduisait que ce phénomène résultait d’une consolidation des acquis, qui serait donc une (sinon la) fonction du SP. Cependant, un relatif consensus parmi ceux qui travaillaient avec cette méthode sur l’animal fut remis en question par les études sur l’apprentissage chez l’homme16 : on trouva alors en effet que le lien entre SP et mémorisation dépend fortement de nombreux facteurs, tel le type de matériel à retenir et que, d’autre part, il varie considérablement d’un individu à l’autre. L’autre méthode pour tester cette hypothèse fonctionnelle consistait à priver l’organisme de sommeil paradoxal avant ou après un apprentissage pour évaluer les effets de cette privation sur les performances. La privation de SP chez l’animal s’effectue en le plaçant sur un plot au milieu d’un bassin d’eau de telle façon que, dès que son tonus musculaire se détend quand il entre en SP, il tombe à l’eau et est évidemment réveillé. Alors que les résultats des privations après comme avant l’apprentissage montraient un                                                  14 Voir J. M. Siegel, 2005a et b. 15 Pour une revue de ces études, voir par exemple, R. P. Vertes et K. E. Eastman, 2000, p. 867. 16 Voir l’étude de M. J. McGrath and D. B. Cohen, Psychol. Bull. 85, 24 (1978). 

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désaccord d’un auteur à l’autre, des critiques furent opposées à cette méthode qui ne pouvait manquer d’entraîner, outre une disparition du SP, d’autres phénomènes comme le stress (dû chez le rat à un réveil brutal tous les 9-10mn), la fatigue, la déperdition de chaleur, tous susceptibles de faire perdre des capacités au réveil. C’était plus la capacité à utiliser des acquis que la mémorisation elle-même qui semblait atteinte par ces privations. Les privations de sommeil paradoxal chez l’être humain ont mené à la même conclusion, les perturbations du ‘caractère’ et de l’humeur prenant le pas sur les effets sur le sommeil. Cependant, le lien entre mémoire, souvenirs et rêve demeure incontournable17 bien qu’on ne sache pas encore clairement énoncer la fonction du SP en termes de mémorisation. Il fait l’objet de très nombreux travaux. Mais comment nier qu’un cortex en état de travail, pendant la veille ou le SP mais aussi à certains moments de SL, ne traite que ce qu’il a ‘en tête’ : ce qui est déjà engrammé dans les neurones du cortex, et qu’il le fait en utilisant des réseaux déjà frayés par les expériences passées. Autrement dit, comment se pourrait-il que les rêves ne concernent pas des souvenirs, ne réactivent pas ces souvenirs, puisque nous sommes ces souvenirs, notre cortex en est le magasin ? Quand on rêve, on ne peut pas tomber hors du magasin, hors du monde. On peut penser que cette activité de réengrammation s’accompagne en partie d’une réorganisation du matériel déjà mémorisé. L’une des fonctions majeures du SP serait une consolidation-restructuration des savoirs et savoir-faire déjà en mémoire. 

 

C/ Sommeil paradoxal et état d’alerte du système nerveux central Pourquoi le cerveau se met-il dans cet état d’activation très particulier et ce pendant un temps de plus en plus long au fur et à mesure que le dormeur se rapproche de l’éveil ? Snyder18a fait, à la fin des années 1960, l’hypothèse que ce sommeil maintient le système nerveux dans l’état d’alerte nécessaire pour le réveil ; c’est la thèse du ‘sommeil sentinelle’. Cependant, cette thèse est confrontée à des observations qui lui sont contraires : les proies, pour lesquelles la mise en état d’alerte est vitale, ont moins de sommeil paradoxal que les prédateurs, qui ont moins à craindre au réveil.  Cette fonction d’alerte du SP est quoi qu’il en soit devenue centrale dans une nouvelle discipline, la psychologie évolutionniste ; bien entendu inspirée par le darwinisme, elle a sur la question des fonctions du SP des réponses formatées par ce contexte théorique, importées là où l’on ne les attend pas toujours, censées révéler les causes ‘les plus lointaines’ des phénomènes humains. Cette discipline a entrepris de montrer que certains (tous ?) comportements humains sont déterminés (aussi) par les pressions sélectives qui ont modelé le patrimoine génétique de notre espèce, aux temps où celle-ci évoluait, à savoir le Pléistocène. Parce que les apories auxquelles elle est acculée par ses ‘fondements’ théoriques se révèlent clairement dans son explication des contenus oniriques, nous reviendrons plus bas sur la psychologie évolutionniste en abordant les fonctions de ces contenus. 

 

 

III - Renouvellement de l’intérêt pour le contenu du vécu onirique 

 

Au début des années 1980, « les conclusions affermies de l’ère des pionniers (19551975) se sont apparemment dissoutes pour laisser place à des controverses grandissantes »19. Deux articles mettent en doute l’une des convictions les moins interrogées dans la période précédente, et sont à l’origine d’un remaniement général : les                                                  17 Voir par exemple E. Hennevin-Dubois, 2000 ; R. Stickgold, 2005. 18 F. Snyder, 1966. 19 J. Allan Hobson, E. Pace-Schott et R. Stickgold, 2000, p. 799.  

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rêves ne seraient pas produits seulement pendant la période de SP. Antrobus (1983) et Foulkes et Schmidt (1983) obtiennent des récits de rêves pendant le sommeil lent20 (SL), même s’ils relèvent des différences quantitatives et qualitatives qui distinguent ces rêveslà de ceux qui surviennent en SP. La nature du vécu onirique est différent : les rêves en SL s’apparentent plus à des pensées et à des réflexions sur les soucis de la journée ; par ailleurs les récits après SP sont plus longs qu’après SL, et plus animés sur les plans perceptif, moteur, émotionnel. De plus, les rêves en SL ne ressemblent à ceux du SP que lorsque le dormeur est réveillé et interrogé au début de sa nuit, dans le stade 1 de SL (celui de l’endormissement) ou dans le dernier stade de SL (1 ou 2) de la nuit. Nielsen a récemment proposé21 de considérer ces moments comme relevant d’un état de sommeil intermédiaire, et invite à considérer les états de sommeil lent et paradoxal comme fluides et interactifs plutôt que distincts et indépendants : sur un continuum, plusieurs activités mentales pendant le sommeil peuvent correspondre à des formes diverses de ‘rêve’ qui vont du rêve vif et intense au traitement cognitif non conscient des souvenirs. On comprend aisément que de telles comparaisons ne se fondent que sur les récits des dormeurs à leur réveil ; on ne peut ignorer qu’on demande alors aux sujets de procéder à une introspection, ici ‘rétrospective’, méthode disqualifiée depuis plus d’un siècle par la psychologie scientifique. Outre qu’il oblige à un retour aux sujets humains après tant d’intérêt pour les chats ou les rats, ce recours au récit ne manque pas de soulever des problèmes méthodologiques : d’une part les sujets doivent rêver et raconter leurs rêves dans un laboratoire de sommeil, où l’on ne les garde en général que deux nuits alors qu’au moins quatre sont nécessaires à l’habituation minimale22 ; d’autre part l’analyse des discours que constituent leurs récits est sujette à interrogation : leur longueur est-elle corrélée à la richesse du contenu ? Qu’est-ce qu’un récit plus clair qu’un autre ? Ces problèmes méthodologiques font l’objet de très nombreuses études23. Mais le récit n’est pas l’expérience hallucinatoire, et la réduction de celle-ci à celui-là implique entre autre – et c’est vrai depuis le début des études sur le rêve – une intrusion de la conscience vigile du réveil dans le souvenir des hallucinations et des scénarios. Or cette conscience et les récits qu’elle produit sont poreux, ‘contaminés’ par bien d’autres facteurs que le vécu onirique mémorisé24, en particulier par des facteurs culturels, de façons de faire des récits. 

 

C’est à ce niveau des études du rêve que se crispent certaines controverses contemporaines et que ceux qui dominent le champ vont accroître leur pouvoir, faire progresser l’entreprise de naturalisation à laquelle chacun désormais s’attelle. Pendant la période où l’on travaillait sur l’animal, l’étude du rêve était inévitablement restreinte à celle du sommeil paradoxal, et c’est de ce sommeil qu’on cherchait la ou les fonctions. Mais dès lors que les études du sommeil paradoxal reviennent à l’homme pour faire un pas supplémentaire, décisif dans la naturalisation, la question des contenus du rêve, de leurs caractères, de leurs fonctions devient brûlante. Le rêve et ses fonctions doivent être universels pour être naturalisés, et ce quoi que puissent en dire les anthropologues ; on ignore toute différence entre la société médiévale, par exemple, dans laquelle « le rêve est bloqué », pour reprendre une expression de Jacques Le Goff et une société à rêve, dans laquelle les groupes consacrent un temps considérable à raconter et quelquefois exécuter 

                                                 20 Rappelons qu’à côté du sommeil paradoxal, on distingue canoniquement 4 états de sommeil lent, les deux derniers (3 et 4) étant profonds et caractérisés par des ondes très lentes témoignant de la synchronisation des signaux cérébraux. 21 T. A. Nielsen, 2000. 22 Voir Hobson et coll., 2000, p. 803. 23 Pour une revue de ces études, voir Hobson et coll., 2000. 24 Sur cette « pénétrabilité cognitive », voir Pylyshyn, 1989.  

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leurs rêves. Ce qui est affirmé, c’est que tous les hommes rêvent comme nous, avec le même intérêt pour cette activité nocturne, que tous s’en souviennent de la même façon, en disent la même chose (même si l’on concède que les contenus varient, avec cependant des traits universaux) ; que le rêve est donc une activité entièrement naturelle et que, comme telle, il est un objet (de plus) pour la biologie. Dans la foulée, puisque le mécanisme est le même chez les rats ou les chats, on affirme, alors qu’aucun élément empirique ne le permet, que ces animaux rêvent c’est-à-dire ont des hallucinations sensorielles variées organisées tant bien que mal en scénarios (même s’ils ne s’en « souviennent » pas). Sans voir toujours le motif de cette affirmation non fondée empiriquement. 

 

La volonté de neutraliser les facteurs sociaux25 et culturels, psychiques aussi à termes, dans l’étude et la compréhension du rêve, se cristallise aujourd’hui tout particulièrement dans les liens qu’entendent tisser les neuroscientifiques avec la psychanalyse. Bien entendu, toute tentative d’intervenir sur le domaine de cette discipline est concernée par la question du rêve, inaugurale dans la découverte de Freud. Là encore, le mode de raisonnement trahit la volonté d’emprise : on trouve dans des textes de Freud, et en particulier dans ce Projet de psychologie26 qu’il n’a jamais voulu publier, mais pas seulement, une ou deux phrases; puis on fait suivre cette citation d’une découverte en neurosciences et l’on déclare qu’elle vient prouver le génie de Freud. Sous les atours d’une validation bienvenue en ces temps de mise en cause, c’est en réalité à une déconstruction de tout l’appareil conceptuel de la psychanalyse qu’on entend mener. Pourquoi ? Pourquoi les neurosciences cherchent-elles à étendre leur empire (pourtant peu contesté) sur un domaine qu’elles ne sont pas outillées pour cultiver ? La question des contenus de rêve est, ici aussi, révélatrice de l’entreprise et de ses impasses. Mark Solms est l’auteur emblématique de cet accouplement stérile des deux disciplines ; formé à la psychologie appliquée et devenu professeur de neuropsychanalyse27, il se présente comme le champion d’une psychanalyse revisitée par les lumières des neurosciences28. Il entend traduire la théorie freudienne du rêve, pour mieux la fonder et ‘finir le travail’ dans la langue de l’objectivité scientifique, dans celle des sciences du cerveau : « Le circuit de la récompense serait le générateur primaire du rêve » (2004, p. 80). Les énoncés de ce type émaillent les textes de Solms et révèlent l’essence même de son projet, à savoir objectiver, naturaliser les concepts de la psychanalyse, projet qu’il entend réaliser à peu de frais conceptuels, par le moyen d’une simplification qui nuit en dernière instance à l’entreprise tout en bénéficiant de l’écoute que continuent de susciter les débats sur la psychanalyse.  

                                                 25 On trouve l’un des derniers avatars de cette volonté aveuglante dans La Recherche (2006, 403, p. 18), dans un compte-rendu d’article paru dans Science (313, p.1775-1781) ; sous le titre « Être sociable fatigue… » on lit que  « Plus les activités sociales de la Drosophile sont complexes et intenses, plus les périodes de repos s’allongent ». Ce qui semble tout à fait étayé mais fait passer sans le dire les activités sociales comme naturelles. 26 Ce texte, Entwurf einer Psychologie, est édité pour la première fois en 1950 par les soins de Marie Bonaparte, Anna Freud et Ernst Kris à Londres, Imago Publishing. On peut en suivre pas à pas l’écriture dans la correspondance de Freud avec Fliess qui vient d’être retraduite, Paris, PUF, 2006. 27 Et directeur du Centre international de neuropsychanalyse de Londres et New York. 28 Solms n’entreprend pas seul de réaliser cette ambition de faire jouer à la psychanalyse le rôle de canevas général pour les recherches en neurosciences, comme la théorie de Darwin l’a fait pour la génétique moléculaire (2004a, p. 78). Autour de lui, dans le comité de rédaction de Neuropsychoanalysis, des neuropsychologues prestigieux : A. Damasio, J. LeDoux, V. S. Ramachandran et E. Kandel (qui a reçu en 2000 le Prix Nobel de Médecine pour ses travaux sur la neurophysiologie de la mémoire). Tous recourent comme Solms au paradigme lésionnel en observant l’effet de lésions sur les conduites et les rêves, et à l’imagerie neurofonctionnelle qui, depuis les travaux de Maquet et coll. (1996) ou de Braun et coll. (1997), a permis d’observer les structures impliquées dans les différents états de sommeil. 

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Si l’ambition conceptuelle, celle d’exhiber sans cesse au plus clair la rationalité de la psychanalyse, peut passer pour garante de la survie de cette discipline, c’est ici au prix d’un renoncement fondamental, tellement évident dans les textes de Solms : la sexualité n’y paraît que sous l’évocation bien vague et générale des ‘plaisirs charnels’ (p. 80) et la libido n’est que « recherche de récompense ». L’inconscient lui-même est la simple somme des pensées, souvenirs, processus non conscients ; le « moi » freudien siège dans le « cortex postérieur perceptif » (p. 78). Quant à la censure, fondamentale dans la théorie freudienne du contenu du rêve (dans la transformation d’un contenu latent en contenu manifeste), Solms doute de son existence – et donc en réalité de la justesse de la théorie psychanalytique – sur la base d’arguments neurophysiologiques : le cortex préfrontal dorsolatéral est inactif pendant la phase de synthèse alors que c’est lui qui est déclaré décisif pour les fonctions exécutives de la veille ; cet agent de la censure pendant la veille est donc silencieux pendant le rêve, il ne transforme aucun contenu latent en contenu manifeste29. Du coup, ce qu’on disait vouloir prouver avec la meilleure volonté du monde s’effondre. Solms entend affirmer ses prérogatives sur le domaine en créant une controverse avec celui qui semble le dominer : J. Allan Hobson. La question en jeu, et qui est présentée comme décisive, est la suivante : y a-t-il un seul mécanisme de génération des rêves (celui du SP) ou y en a-t-il deux, ce que soutient Solms (un pour le SP, un autre pour les rêves - y compris en SL) ? Solms affirme qu’il conteste que le rêve puisse n’être, comme le prétendrait Hobson, que « causé » par l’ACTH produite pendant le SP par des structures nerveuses « sans esprit » (2004, p. 80), celles du tronc cérébral ; c’est-à-dire par des structures et des neuromédiateurs qui ne participent ni à la vie émotionnelle ni aux motivations dont Solms fait des concepts centraux de sa neuro-psychanalyse. Il doit exister deux mécanismes distincts, l’un qui produit l’activité neurophysiologique du SP, l’autre qui engendre les rêves ; celui qui fabrique les rêves ne peut que relever de structures centrées autour du circuit de l’instinct, celui de ces pulsions primitives et animales dans lesquelles Solms résume le « ça » freudien. L’homme instinctif est plus que tout commandé par la recherche de récompense et donc réglé par la dopamine ; cette recherche de satisfaction, Solms affirme qu’elle est la libido freudienne.  Dans le cadre de cette controverse, le neuro-psychanalyste apporte une précision importante, sur ce qui, chez Hobson, restait vague, à savoir les structures qui transforment l’activation (le SP) en synthèse (le rêve). Les récits de rêve30 disparaissent en effet en cas de lésion de la jonction pariéto-temporo-occipitale et disparaissent aussi chez les patients ayant subi une lésion de la partie ventro-médiane du lobe frontal qui est connectée, comme les structures limbiques, aux cellules du tegmentum… donc au circuit dopaminergique de la récompense. C’est ce circuit « avec esprit » qui, pour Solms, est le véritable générateur du rêve. Les études d’imagerie cérébrale ont confirmé que le système limbique (entre autres l’amygdale et l’hippocampe) est activé pendant la phase paradoxale : ce système, qui est apparu dans l’évolution des espèces dans la transition entre batraciens et reptiles, est impliqué dans la mémorisation, dans la mémoire de la valeur affective de stimulations (amygdale) et dans la mémoire explicite, verbale, en particulier dans la mémoire épisodique qui permet une récupération consciente (l’hippocampe)31. On le comprend, sans l’activité de ces régions, difficile de faire des 

                                                 29 Sur cette question déterminante, voir M. Solms et O. Turnbull, 2002 et les commentaires éclairants de G. W. Domhoff, 2005. 30 Notons qu’on ne sait pas si l’activité de ‘rêve’, ou même le vécu onirique, disparaît ; on ne dispose plus de récits en tout cas. 31 Le nucleus accumbens, qui fait partie de ce système limbique, assure pendant la veille l'intégration d'informations nécessaires à un contrôle fin de l'action. Le dysfonctionnement de cette région est associé à une 

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récits, de rêve ou de toute autre chose. Solms affirme de manière convaincante que le SP ne devient rêve « only if and when the initial activation stage engages the dopaminerdic circuits if ventromesial forebrain » (2000). Ainsi, le système limbique serait nécessairement impliqué dans la production du rêve (rappelons que ceci ne peut se valider que lorsque le sujet raconte son vécu onirique auquel personne n’a accès), mais à la condition que l’activation lui parvienne. Malheureusement pour la beauté de cette hypothèse, l’implication du système limbique semble exister chez le rat en SP32, mais nul ne connaît de son vécu ‘onirique’ que la répétition génétiquement programmée des mouvements typiques de l’espèce ; les animaux ‘ressentent’ peut-être alors les émotions associées à ces activités programmées de base, mais cela ne nous apprend rien de la fabrication de scénarios variés chez l’homme. A aucun moment Solms ne réfute les thèses qu’il reproche à Hobson, à savoir : 1. que les circuits neuronaux qui reçoivent de l’ACTH sont activés par des bouffées d’ACTH selon une distribution dont on ne connaît pas le déterminisme et qui change à chaque épisode d’activation ; 2. que le SP est indispensable pour qu’on recueille des (récits de) rêves tout aussi élaborés, riches, longs etc. ; cette dernière question est décisive puisque si le rêve se produisait quand le tronc (qui déclenche le SP) est inactif, Solms serait alors – et seulement alors - fondé à contredire Hobson. Sur le caractère aléatoire de l’excitation propagée par l’ACTH, caractère sur lequel Hobson se base pour affirmer que le contenu onirique n’est dû qu’au hasard et n’est porteur d’aucun sens même pour le dormeur, Solms pourrait citer quelques travaux récents : Antrobus a récemment montré (2000) que les récits de rêves témoignent d’une ‘bizarrerie’ qui évoque ce hasard et même lorsque l’activité PGO est minimale ; qui plus est, plusieurs neurophysiologistes contestent aujourd’hui que les ondes PGO revêtent un caractère chaotique et produisent des activations aléatoires ; Barbara E. Jones par exemple, spécialiste reconnue du domaine, affirme, sur la base de travaux menés chez l’animal seulement, qu’on ne dispose d’aucune preuve physiologique d’une excitation chaotique provenant du tronc cérébral : « On the contrary, circuits within the brainstem, as in the spinal cord, are highly ordered, so that specific motor patterns such as locomotion, chewing and vestibulo-ocular nystagmus, are generated there in a repetitive, rythmic, and highly predictable manner » (2000, p. 956). Ces patterns comportementaux stéréotypés correspondent aux observations par Jouvet sur des chats dont le ‘frein moteur’ a été détruit (voir plus haut). L’argumentation de Solms33 sur les rêves (récits de rêve) produits sans SP mérite qu’on s’y arrête : il souligne que des destructions du pont cérébral chez les chats éliminent le SP (ce qu’ont montré les pionniers) et que ceci a été retrouvé sur 26 cas humains de lésions accidentelles. Il poursuit la démonstration de sa thèse centrale : « Cependant, l’élimination du SP (ou sa quasi-élimination) par des lésions du tronc cérébral s’est accompagnée de la cessation du rêve dans l’un seulement de ces cas (Feldman, 1971). Dans les 25 autres cas, les chercheurs n’ont pas pu établir cette corrélation ou ne s’y sont 

                                                                                                                                                        

 augmentation locale de la libération de dopamine, ce qui entraîne pendant la veille des troubles mentaux qui ‘ressemblent’ par certains caractères au rêve : des troubles de l'initiative, du maintien ou de l'arrêt de l’action, avec une prise en compte inappropriée du contexte, un comportement inadapté et une interprétation biaisée ou délirante du monde ; la survenue d'événements émotionnels mal régulés et une grande impulsivité ; une mauvaise régulation du thalamus dont le rôle est de filtrer les informations entrantes, ce qui pourrait expliquer les phénomènes hallucinatoires, les difficultés d'analyse et le déficit attentionnel.  32 Voir les travaux récents de Dahan et son équipe : Dahan, L. et coll., Prominent burst firing of dopaminergic neurons in the ventral tegmental area during paradoxical sleep, Neuropsychopharmacology, 2006, 31 (sous presse). 33 M. Solms (2000) Solms explicite son argumentation dans le paragraphe intitulé ‘Dreaming is preserved with pontine brainstem lesions’. 

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pas intéressés (cnqs ; suit alors la liste des auteurs recensés). Bien que la cessation du rêve n’ait pas été démontrée dans ces cas de disparition du SP due aux lésions du tronc, le contraire est tout aussi vrai : la préservation du rêve dans de tels cas n’a pas été clairement démontrée », et de poursuivre « La pauvreté des observations de cette question résulte en grande partie de ce que des lésions du tronc qui entraînent la disparition du SP rendent le patient inconscient » (p. 845). Ce qui ne l’empêche pas de proclamer dans le titre de cette partie (p. 845) que « Dreaming is preserved with pontine brainstem lesions ». Il en ressort immanquablement l’impression que, sur ce point décisif de controverse, on ne sait rien mais on affirme. La controverse, avec toute l’entreprise qu’elle fonde, s’écroule en fait d’un coup. Ce qui n’échappe pas à Hobson, qui oppose à Solms qu’un demi-siècle de recherches incontestées à montré que le déterminant décisif de l’état du cortex pendant le SP est constitué par l’ensemble des systèmes du tronc cérébral qui envoient des influx ascendants34. L’ambition de la neuro-psychanalyse est-elle atteinte ou même approchée par ces déclarations plus ou moins fondées ? Rappelons par exemple que la thèse freudienne qu’ils entendent déconstruire ou ‘étayer’ à leur manière supposerait que des zones où sont engrammés des souvenirs refoulés sont activées préférentiellement pendant le rêve, même si d’autres le sont aussi où sont emmagasinées les expériences diurnes et des connaissances générales. Freud ne peut voir dans le rêve une voie royale d’accès à l’inconscient que si cette voie entretient avec ce dernier des liens qui ne doivent rien au hasard.  

 

Hobson comme Solms, en adhérant à un naturalisme intégral, non critique et quelquefois mal informé, ne répondent pas à la question de ces liens complexes par lesquels l’imaginaire onirique produit un vécu chaotique chez l’homme, qui donne lieu au réveil à un récit d’où l’on peut extraire des traces mnésiques qui, selon Freud, entretiennent avec l’ombilic du rêve, le noyau de souvenirs refoulés, une relation constante et nécessaire. La signification, celle des rêves à laquelle nous ‘croyons’, implique des règles de production et de réception du message, des régularités, un sens, c’est-à-dire une orientation. Pour Freud l’influx psychique, comme le rappelle P.-H. Castel35, a une direction, au sens où il emprunte des voies déjà tracées, des frayages antérieurs qui incluent des détours tenant entre autres aux impressions archaïques de l’enfance et à leur pouvoir d’attraction36. 

 

 

IV - La question des fonctions du rêve 

 

A côté de recherches et de progrès sans cesse approfondis sur les structures nerveuses et leurs rôles dans le déclenchement et le déroulement du stade paradoxal, on voit donc ici ou là se présenter des tentatives plus ou moins bien étayées pour affronter la psychanalyse sur le terrain où elle s’est fondée, le rêve, sa fonction et sa signification. La question de la fonction du rêve est résolue par Hobson d’une manière définitive : le rêve n’est qu’un épiphénomène, un bruit se produisant de temps en temps dans le système du SP, il n’est porteur d’aucun sens parce qu’il n’est pas déterminé : il n’a donc aucune fonction en 

                                                 34 Hobson, Commentaries on Solms, 2000, p. 951-952. 35 P.-H. Castel, 1998, p. 305. 36 Comme le rappelle Castel, Freud écrit : «…lors de certains processus psychiques, l’excitation parcourt les systèmes psychiques, selon un ordre déterminé », 1926, p. 456. 

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propre. Beaucoup de cognitivistes ont adhéré à ce point de vue, tout en concédant que l’activité de remémoration qui survient dans le rêve peut être utile au sujet37.  Mais à cause de la volonté récente de neutraliser sur son terrain la thèse fonctionnelle de la psychanalyse, la recherche des fonctions du scénario onirique suscite de nombreuses interrogations, et des ambitions. Les plus directement exprimées sont celles d’une discipline nouvelle. 

 

A/ Les ambitions de la psychologie évolutionniste Un article récent concerne les rêves de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs - qui n’ont pourtant laissé aucun récit de rêve - en reprenant l’argumentation qui fonde cette psychologie improbable : celui de Antti Revonsuo, l’inspirateur de la théorie, paru dans Behavioral and Brain Sciences en 2000. On affirme que l’effet du rêve pour lequel il a été sélectionné, sa fonction, était dans l’environnement de l’évolution adaptative de simuler des événements effrayants pour mettre en éveil fonctionnel les aptitudes et les comportements d’évitement innés ou acquis et, ainsi, contribuer à l’accroissement de la fitness inclusive38. Revonsuo y insiste : la fonction du rêve est, comme toutes les fonctions naturelles (sélectionnées par l’environnement), d’ordre biologique ; mais le rêve à d’autres fonctions, psychologiques et culturelles, qu’on décide ici de qualifier d’« inventées »39 (Revonsuo, p. 879). Sans égard pour ces inventions humaines, la question devient donc : le vécu onirique résout-il un problème adaptatif ? Là où certains (Hobson par exemple) font du contenu du rêve un épiphénomène, les évolutionnistes voient au contraire un signe de ce que vivaient nos fameux ancêtres. Le contenu de leurs rêves (pas plus que celui des nôtres) n’était pas le fruit du hasard de la diffusion de l’ACTH : il leur faisait vivre et revivre les situations de menace dans lesquelles se déroulaient apparemment leur existence peu enviable. En installant dans les cerveaux pour le long terme cette peur généralisée, la sélection naturelle – selon une formule de Revonsuo (p. 882) – « ne se soucie pas de notre confort ». Les rêves sont donc organisés, ils simulent le monde perçu mais de manière sélective car ils nous font toujours tomber sur des événements menaçants, sur la mort attendue. Des arguments viennent justifier cette sourde menace ancienne qui surgit dans notre sommeil : les rêves de nos enfants sont peuplés d’animaux terrifiants (mais comment ne pas y voir l’effet de ces fables qu’on leur lit, des mythes qui les bercent ?) ; on affirme aussi que nous ne rêvons jamais d’activités apparues tardivement dans notre évolution comme écrire, calculer, lire (ce qui est faux mais asséné avec une tranquillité qui peut faire illusion ; nous rêvons tous aussi d’ascenseur fou et de trains inaccessibles) ; nous rêvons par contre de ce qui ne nous menace plus, certes, mais menaçait les grands pères de nos grands pères : des serpents, des rats, des araignées… La référence toujours citée sur ces contenus de rêve est C. Hall et R. van de Castle (1996) où les auteurs ont analysé plus de 500 récits de rêve et constaté que 80% d’entre eux exprimaient des émotions négatives. Tout réside évidemment dans cette dernière qualification ; car S. Malcom-Smith et M. Solms (2004) n’ont trouvé que 8.41% de rêves de menace sur les 401 récits de rêves de sujets ayant pourtant déjà vécu des événements menaçants.  L’argument d’un lien entre angoisse et rêve est évidemment séduisant : les freudiens y retrouveraient la trace d’un refoulé que la censure parvient plus ou moins bien à 

                                                 37 On peut trouver divers exposés de ce point de vue dans le numéro de 2000 de Behavioral and Brain Sciences ; par exemple, Revonsuo, 2000, paragraphe 2.1. 38 « The biologically adpative function of dreaming is to stimulate threatening events in order to rehearse threat perception and the appropriate threat avoidance skills and behavioral programs » (p. 877). 39 On comprend bien entendu qu’il s’agit d’invention culturelles humaines ; mais l’usage de cet adjectif connote une supériorité du naturel sur l’inventé. 

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travailler ; le surgissement du désir, tant au moment du rêve lui-même qu’au moment de son récit, s’accompagne parfois d’angoisse. Rappelons que les freudiens eux aussi ramènent cette angoisse à des causes passées, moins lointaines, mais non immédiates. Les neurophysiologistes, que les évolutionnistes ne manquent pas de citer, soulignent le rôle des structures de traitement des émotions pendant le SP, et en particulier de celles qui sont actives au moment de la peur ressentie ; ce que viennent confirmer les cauchemars posttraumatiques qui sont, par la psychologie évolutionniste, considérés comme paradigmatiques de la formation du rêve. La vie de nos ancêtres n’était « pas drôle tous les jours », les traumatismes s’ajoutaient les uns aux autres et chaque nuit, le sommeil paradoxal les rejouait et préparait aux suivants. Le rêve à pour fonction de préparer au pire (comme ces expériences de simulation ou de ‘réalité virtuelle’ de menace dans lesquelles on plonge un sujet éveillé et qui augmentent les aptitudes aux réponses d’évitement). Il n’est donc pas la satisfaction hallucinatoire d’un désir ancien, mais la préparation hallucinatoire à un danger très ancien. Tant qu’à émettre des hypothèses sur nos lointains ancêtres, ces psychologues ont eu l’idée surprenante d’aller les vérifier sur nos contemporains chasseurs-cueilleurs, dont la vie d’après eux ressemble à celle de ces ancêtres (their « lives have remained essentially traditional », Revonsuo, p. 89240). On choisit par exemple les peuples réputés (par nous) violents et agressifs, comme les Yanomami d’Amazonie, et l’on relève qu’une part importante de leurs rêves ont une tonalité violente ; on ne dit rien des peuples les plus pacifiques, comme les San de l’ethnie !Kung du désert du Kalahari. Que peut-on en conclure sinon cette évidence que quand on rêve on ne tombe pas hors de son monde, que la vie rêvée ressemble, comme celle des dieux, à la vie humaine de tous les jours ? Mais un pas manque, qu’on franchit vite : le rêve des mammifères (dont pourtant on ne sait strictement rien puisqu’ils ne nous en disent rien !) témoignerait de cette dualité d’agression et de défense perpétuelle : « there is empirical evidence that also in other mammals the dreaming brain rehearses species-specific survival skills, consistent with the present hypothesis that the human dream-production system is primarily a threat simulation system » (cnqs ; p. 893). Rappelons que, comme Jouvet l’a montré sur ses chats sans ‘frein moteur’, le pourcentage de SP consacré aux postures de menace ou de défense varie d’un chat à l’autre et que certains chats passent très peu de temps de SP à ces postures.  Par ailleurs, les lions sont de grands ‘rêveur’ ; qui les menace ? Mais soulignons surtout que cette discipline, dont la fonction naturalisatrice est massive, ne peut se résoudre à ce que lui échappe ce qui est peut-être seulement culturel et psychique ; comme elle fait des maladies mentales des adaptations (Workman et Reader, 2004, pp. 307-341 pour une revue de cette thèse), il convient que les rêves des animaux ressemblent à ceux des hommes pour que ces derniers aient des rêves d’animaux, naturels et adaptatifs donc. Les arguments proposés sont peu convaincants, les résultats sont forcés, tronqués  

 

B/ Peut-on expliquer fonctionnellement le rêve ? 

                                                 40 Il est urgent que quelques travaux approfondis reviennent sur le fond même de cette conception, tant ceux des anthropologues du 20è siècle semblent oubliés. Immanquablement, ce qui est présenté comme mode de vie de nos ancêtres est devenu, dans ce corpus, le reflet de ce que nous sommes, nous Occidentaux, mais en plus simple ; comme les enfants étaient, il y a quelques siècles, considérés comme des adultes ‘en miniature’, les chasseurs-cueilleurs qu’on nous donne à voir ont une vie d’occidental, mais en plus simple. L’immense travail accompli sur ‘les autres hommes’ pendant le dernier siècle est passé à la trappe par les anthropologues évolutionnistes ; un exemple, que dire de la fonction d’un module de détection des tricheurs dans une société où le don est obligatoire et sacré ? 

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Le naturalisme contemporain, et la thèse de clôture du monde physique41 qui l’accompagne quelquefois, suppose que tous les faits humains qui ont trait à la signification ou à l’intentionnalité, s’ils ont une influence sur les comportements, soient ramenés à des schémas causaux simples42, ceux des sciences de la nature. Si l’on admet la légitimité de cette ambition, ce qui déjà prête à débat, force est de constater qu’on est encore assez éloigné de sa réalisation à propos du rêve ; d’autant que celui-ci ne débouche (sauf dans une pathologie déterminée) sur aucun comportement. On revient là au caractère crucial du rêve ; pas de rêve en tant qu’objet d’étude constitué sans le récit qu’on en fait. Or celui-ci n’est construit que par la conscience vigile (et donc sociale, même de soi à soi), au réveil ; il se construit dans un cadre social aussi déterminé que déterminant (même si le rêveur est seul, même s’il n’a pas conscience de ces déterminismes). Pour preuve : on ne fait pas toujours le même récit d’un rêve chaque fois qu’on en parle. Qu’est-ce qui change et pourquoi ?  Un début de réponse à cette question, insoluble par la causalité mécaniste pour l’instant, peut surgir d’un conseil que Lacan donnait à ses élèves lorsqu’ils lui demandaient comment s’exercer à la psychanalyse ; il leur répondait « faites des mots croisés »43. C’est qu’une grille donnée avec ses cases blanches et noires fixées et inchangeables (pourrait-on comparer cette contrainte structurale à la circuiterie neuronale et à sa mécanique dans le cas du rêve ?) peut, au moins potentiellement, être remplie de diverses manières : les définitions qui l’accompagnent, parce qu’elles sont d’ordre langagier, peuvent convenir pour plusieurs mots ; remplir la grille, c’est interpréter ces définitions dans un cadre donné puisqu’il faut que l’appareil au total soit rempli. Dans ce cadre, l’interprétation des données de la conduite (symptômes ou rêves) doit produire un tout cohérent, dont la cohérence relève aussi du monde partagé entre l’analyste et l’analysant ; cohérence à laquelle Lacan conseillait de s’entraîner.  On peut dès lors imaginer qu’un même vécu onirique (une même suite d’hallucinations organisées en scénario) puisse faire l’objet de récits légèrement différents, mais il faudra que sa signification, produite par l’interprétation, soit cohérente avec l’ensemble des autres données de la conduite, bref, qu’il y ait une convergence construite, jamais là a priori, entre ce récit de rêve et d’autres manifestations. La norme de l’interprétation n’est donc pas, comme le souligne Castel, uniquement rationnelle (si elle l’était, il n’y aurait pas plusieurs interprétations possibles). On peut, par contre, rendre compte rationnellement des états cérébraux ; ce sont par définition des états dont on pourrait finir, idéalement, par tout dire sans avoir à tenir compte des récits, ni du monde dans lequel ils se font. Mais le sujet qui rêve est situé et ce qu’il dit est aussi (surtout ?) fonction du monde dans lequel il rêve et en fait un récit. Même avec l’exigence légitime qu’une science du rêve soit une science empirique, il reste qu’identifier jusqu’au réseau de neurones « allumés » pendant le sommeil qui déclenche un récit de rêve, ne permettrait pas (si cela était possible) de prédire sans l’interroger ce dont le dormeur rêve ; car ce dont il rêve est le propre de son histoire, inscrite évidemment dans le réseau de neurones, mais ce qu’il en dit est déterminé par des facteurs d’abord extérieurs à son cerveau, même s’il les a intégrés dans son cerveau. Au point qu’avec le même réseau de neurones activé, chaque sujet a un vécu onirique qui lui est spécifique et donc impossible à prédire, mais                                                  41 Voir les travaux de Jaegwon Kim ; en particulier Kim (2006). ; voir dans ce volume l’article de H. Looren de Jong. 42 On peut admettre en effet que nos désirs, croyances, attentes etc., que nous présentons comme les raisons de nos conduites, sont (aussi) des états ou événements neurophysiologiques (donc physiques) ; ils peuvent alors tenir la place de causes dans des lois strictes. 43 On lira avec grand profit ce qu’en dit P.-H. Castel, 1998, p. 160 et aussi ce qu’il en dit dans sa contribution à ce volume. Je tiens à le remercier très particulièrement des discussions que nous avons eues sur cette réplique lacanienne et l’éclairage qu’elle apporte, entre autres, à la multiplicité des interprétations possibles d’un rêve. 

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qui plus est, avec une même succession d’hallucinations, deux sujets ne feraient pas le même rêve ni le même récit ; et un même sujet enfin n’en ferait pas le plus souvent plusieurs fois le même récit. Or, toute la science neurologique revisitée du rêve ne peut se dispenser méthodologiquement de ces récits ; jusqu’aujourd’hui elle en ignore les déterminismes. 

 

Comment passer, de ces considérations d’une part sur les substrats neurophysiologiques et d’autres part sur les récits de rêve, à l’explication fonctionnelle du rêve ?  Á côté des explications fonctionnelles du SP que nous avons évoquées, on peut avancer une explication fonctionnaliste, mais peu orthodoxe, du récit de rêve : cette conduite est sélectionnée, dans certains contextes sociaux, comme remplissant une fonction de partage d’une connaissance, ici d’un monde magique, là du monde psychique, ailleurs d’un monde divin, connaissance tirée d’une expérience intime de ce qui reste de notre monde quand on enlève le monde physique, d’un monde produit par l’imaginaire collectif, partagé. Se souvenir de ses rêves, les raconter – ce qu’apprennent nos enfants lentement – c’est mettre en pratique une capacité sociale de construction commune d’un univers non physique, affirmer sa participation à cet univers et aux « mythes » qui le structurent. Pour s’adonner à cette activité, comme en ont fait l’expérience ceux qui étudient les rêve, il faut savoir que c’est une attente sociale (fut-ce de soi-même), s’y entraîner autrement dit.  Mais quelle est la fonction du rêve ? On peut tenter l’hypothèse que le rêve serait une conséquence d’une activation corticale multiple déclenchée par des phénomènes d’abord réticulaires puis du système limbique ; que le SP serait l’activité neuronale sélectionnée et le rêve un effet réinvesti socialement dans les récits mais ne contribuant pas en propre à la fitness. Certes, cette activation corticale multiple se retrouve chez le rat ou le chat par exemple, dont on ne sait absolument pas s’ils ‘rêvent’. Mais un animal n’est pas un être humain en ceci que non seulement leurs cerveaux diffèrent mais aussi que leur vie sociale et symbolique (en raison entre autres d’un langage qui opère massivement un filtre entre l’individu et le réel) est totalement différente. Chez l’animal, l’activation par l’ACTH cause la révision des comportements innés, programmés et, peut-être, la révision d’acquis récents ; des hallucinations sont peut-être associées à l’état de SP, mais rien ne permet de dire que ces animaux en construisent un scénario, même si des émotions sont associées à la répétition des comportements typiques. Chez les êtres humains, l’état d’activation du cortex causé par l’ACTH libérée emprunte aussi des réseaux neuronaux pour se diffuser mais ces réseaux sont pénétrés par le langage et les contenus symboliques. Si ces réseaux sont déjà constitués, frayés lors d’événements récents ou lointains, le dormeur parviendra dans quelques cas, à constituer un scénario dont il pourra, dans quelques cas, faire un récit : si l’ACTH emprunte des réseaux aléatoires, il n’y aura ni scénario possible (pas de cohérence entre les réseaux empruntés) ni récits. Ce que ces récits disent quand ils existent correspond à des bribes plus ou moins bien synthétisées d’événements déjà vécus, avec des déplacements, des condensations, etc. provenant de chemins associatifs écourtés ou détournés. 

 

 

 

 

 

Bibliographie : 

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Françoise PAROT - professeur émérite d'épistémologie à Paris V

IHPST, 13, rue du Four 75006 Paris