Saint Augustin, le rêve chrétien

 

 

Le premier texte que nous présentons est célèbre, puisqu'il expose le rêve de Monique, la mère d'Augustin dans lequel est annoncée la conversion de celui-ci au christianisme. Ce songe, qui se déroule en 377 environ, provoque d'abord la mauvaise humeur d'Augustin ; mais il lui accorde très vite la valeur d'une authentique vision inspirée. En 383, il quitte l'Afrique et la secte des manichéens, se convertit en 387 et devient évêque d'Hippone en 396. 

 

Le second texte présente la conviction de saint Augustin en matière de rêve : tout comme "les visions", le rêve relève de la vision spirituelle qui est inférieure à la vision intellectuelle ; pour l'évêque d'Hippone, il y a en effet trois sortes de visions : la vision "corporelle" qui s'effectue grâce à l'organe de la vue, la vision ‘,intellectuelle'; opérée par la raison seule (ou mens, ou intellectus) et la vision spirituelle ou imagination qu'il aborde dans cet extrait. Les thèses de saint Augustin influenceront considérablement la pensée chrétienne. 

 

 

Premier extrait : Les Confessions, Paris, Flammarion, 1964, p. 62-64 

 

"Un rêve de Monique" 

 

Et vous avez étendu votre main d'en haut, et vous avez arraché mon âme à ces profondes ténèbres, tandis que devant vous, ma mère, votre fidèle servante, pleurait sur moi plus que ne pleurent les mères sur le cadavre de leurs enfants. A la lumière de la foi et de l'esprit qu'elle tenait de vous, elle me voyait mort. Et vous l'avez exaucée, Seigneur, vous l'avez exaucée, vous n'avez pas dédaigné ses larmes, dont le torrent arrosait la terre partout où elle priait. Oui, vous l'avez exaucée. Car d'où lui venait ce rêve dont vous la consolâtes, si bien qu'elle accepta de vivre avec moi et de s'asseoir à la même table que moi dans la maison, ce qu'elle avait d'abord refusé de faire par aversion et horreur pour les blasphèmes que me dictait mon erreur? Dans ce songe elle se vit debout sur une règle de bois, et au-devant d'elle venait un jeune homme, brillant, joyeux et qui souriait à sa tristesse et à sa désolation. Il lui demanda la raison de sa peine et de ses larmes quotidiennes; il voulait l'instruire de quelque chose, comme il arrive en ce cas, et n'avait rien à apprendre d'elle. Et sur sa réponse qu'elle pleurait ma perte, il lui ordonna de se rassurer et la pria de faire attention et de remarquer que, là où elle était, je me trouvais moi aussi. Elle regarda et me vit, auprès d'elle, debout sur la même règle. D'où pouvait venir ce songe, sinon de ce que vous approchiez vos oreilles de son cœur, ô Dieu bon et tout-puissant, qui prenez soin de chacun de nous comme si vous aviez à prendre soin de lui seul, et de tous comme de chacun? D'où venait encore ce que je vais dire? Quand elle me raconta son rêve, je tentais de le lui faire prendre dans un autre sens : elle devait bien plutôt ne pas désespérer d'être un jour ce que j'étais déjà; mais elle aussitôt sans hésiter : "Non, on ne m'a pas dit : là où il est, tu seras toi aussi; mais là où tu es, toi, il sera lui aussi". Je vous l'avoue, Seigneur, autant que je m'en souviens, et je l'ai souvent déclaré : la réponse que vous me fîtes par la bouche de ma vigilante mère, son 

absence de trouble devant ma fausse et spécieuse interprétation, sa promptitude à voir ce qu'il fallait voir et ce que je n'avais pas vu avant qu'elle eût parlé, cela m'émut plus encore que ce songe lui-même par où était annoncée, si longtemps d'avance, à la pieuse femme, pour la consoler de ses inquiétudes présentes, une joie qu'elle ne devait goûter que bien longtemps après. Car, près de neuf années s'écoulèrent pendant lesquelles je me roulais "dans la boue profonde", dans les ténèbres de l'erreur. Plus d'une fois je m'efforçai de me relever, mais ce fut pour retomber plus lourdement; et cependant cette veuve chaste, pieuse et sobre, telle que vous les aimez, déjà plus prête à l'espérance, mais qui n'épargnait ni ses pleurs ni ses gémissements, ne cessait, à toute heure de ses oraisons, de pleurer sur moi devant vous; et ses prières "accédaient à vos regards"; mais vous me laissiez encore me rouler et m'enfoncer dans ces ténèbres. 

 

 

Deuxième extrait : La Genèse au sens littéral, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, livre XII, p. 369-371 ; 375 ; 379-381 ; 391-399. 

 

"Deux cas de vision spirituelle" 

 

Envisageons maintenant une vision spirituelle où l'âme, complètement coupée de l'usage des sens, est remplie d'images de choses corporelles, soit en songe, soit dans l'extase. Si les choses qu'elle voit ne signifient rien, ce sont là des imaginations de l'âme, semblables à celles de gens éveillés, sains, en pleine possession d'eux-mêmes, lorsqu'ils roulent dans leur esprit les images d'une foule de choses qui ne sont pas présentes à leurs sens : la différence toutefois est que ces derniers ne cessent pas un instant de distinguer ces images d'avec les corps réellement présents. Si au contraire ces images signifient quelque chose - soit qu'elles surviennent pendant le sommeil, soit pendant la veille chez ceux qui à la fois voient de leurs yeux des objets présents et voient en esprit les images d'objets absents comme si ces objets étaient devant leurs yeux, soit au cours de ce qu'on appelle extase, l'âme étant complètement privée de l'usage des sens corporels, c'est là un phénomène étonnant : il peut se produire sous son influence, soit que celui-ci comprenne ces images déployées devant lui, soit qu'elles soient comprises par un autre. Car si de telles images sont montrées et s'il est évident qu'elles ne peuvent être montrées par le corps, que reste-t-il sinon qu'elles le soient par un esprit? 

 

"L'influence du démon et des bons anges" 

 

Il n'est certes pas étonnant que même des gens possédés du démon disent parfois des choses vraies, qui échappent à la connaissance de ceux qui les entourent : la chose est due à je ne sais quel occulte mélange qui ne fait en quelque sorte, du possédé et de celui qui le malmène, qu'un même esprit. Mais lorsqu'un bon esprit se saisit et s'empare de l'esprit humain pour lui faire voir de telles choses, il n'est pas douteux que ces images ne soient le signe d'autres réalités et de réalités qu'il est utile de connaître : car c'est un don de Dieu. Le discernement sans doute est fort difficile, lorsque l'esprit malin agit avec une sorte de calme et dit ce qu'il peut sans user de violence corporelle sur l'esprit humain dont il s'est saisi : surtout 

quand il dit vrai et fait des prédictions utiles, se transfigurant, comme dit l'Écriture, en ange de lumière (II Cor., XI, 14), afin de gagner la confiance de quelqu'un par des suggestions manifestement bonnes pour l'amener insidieusement à ses propres fins. Je pense qu'il n'est pas possible de faire ce discernement sans ce charisme dont parle l'Apôtre, quand il énumère les différents dons de Dieu : « À tel autre le discernement des esprits » (I Cor., XII, 10). Il n'est pas difficile de faire ce discernement quand le mauvais esprit est parvenu à nous amener à telle ou telle chose, contraire aux bonnes mœurs ou à la règle de foi : beaucoup sont alors capables de ce discernement. Mais c'est par ce don de Dieu que, dès le principe et alors que la plupart croient encore qu'il s'agit d'un bon esprit, on juge aussitôt qu'il s'agit d'un esprit mauvais. 

 

"Le consentement dans le sommeil" 

 

De là vient parfois qu'on s'interroge sur le consentement donné pendant le sommeil. Certains vont jusqu'à rêver qu'ils ont un commerce charnel ou contre leur gré ou encore contre les bonnes mœurs. Ces rêves ne surviennent que parce que, déjà pendant la veille, nous nous représentions ces images, non avec la complaisance du consentement, mais à l'occasion d'une conversation qui, pour une raison quelconque, a porté sur de tels sujets. Dès lors ces images sont rappelées et représentées au cours du sommeil, si bien que, sous leur influence et par un processus naturel, la chair s'émeut et émet par les organes de la génération le liquide séminal qui, selon le processus naturel, s'est amassé. Par exemple, je ne pourrais dire ce que je viens de dire, si en même temps je n'y pensais. Or, les images de choses corporelles, auxquelles j'ai nécessairement pensé pour donner ces explications, peuvent se présenter au cours du sommeil avec le même relief que les corps se présentent aux yeux pendant la veille : il peut alors se produire ce qui, chez un homme éveillé, ne pourrait se produire sans péché. Quel est en effet celui qui, ayant à parler d'un commerce charnel, parce qu'il est nécessaire qu'il en parle, pourrait le faire sans se représenter ce dont il parle? Or, l'image qui se produit dans la représentation de celui qui parle apparaît dans le rêve avec un tel relief qu'on ne la distingue plus d'une véritable union charnelle, si bien que la chair aussitôt s'émeut et que s'ensuivent les effets qui sont la conséquence ordinaire de ce mouvement. En cela il n'y a pas davantage péché qu'il n'y a péché à parler de ces choses à l'état de veille : car on ne peut évidemment en parler sans y penser. Toutefois, en raison des saintes affections de l'âme qui, purifiée par le désir d'un bien meilleur, a tué maintes convoitises qui ne relèvent pas de ce mouvement naturel de la chair - mouvement que les chastes, pendant la veille, refrènent et maîtrisent, mais dont, au cours du sommeil, ils ne sont pas maîtres, parce qu'il n'est pas en leur pouvoir de repousser la représentation d'images corporelles qu'ils ne peuvent distinguer des corps; - donc, en raison de ces saintes affections, les mérites de ces âmes peuvent, même dans le sommeil se manifester avec éclat. Car, même en son sommeil, Salomon a préféré la sagesse à toutes choses et il a demandé à Dieu de la lui accorder au mépris de tout le reste : et, comme l'atteste l'Écriture, cette prière lui valut la faveur de Dieu qui ne laissa pas de récompenser ce bon désir (cf. III Reg., III, 5-15). 

 

 "Causes et modalités des visions spirituelles" 

 

Si quelqu'un, à force de recherches, parvient à comprendre avec certitude les causes et les modalités de ces visions et divinations, il me serait plus agréable d'écouter ses explications que de savoir qu'on attend les miennes. Pourtant je ne cacherai pas ce que je pense, m'efforçant de ne pas prêter aux rires des savants, en ayant l'air de dogmatiser, et de ne pas m'adresser aux ignorants, en ayant l'air de les enseigner : non, je voudrais que les uns et les autres voient en moi un homme qui discute et qui cherche plutôt qu'il ne sait. A mon sens, ces visions peuvent être comparées aux rêves de personnes endormies. En effet ces songes, eux aussi, tantôt sont faux, tantôt troubles, tantôt paisibles; lorsqu'ils sont vrais, tantôt ils donnent une image fidèle des événements à venir ou les prédisent ouvertement, tantôt ils les annoncent sous une forme obscure et comme en langage figuré. Ainsi en est-il de toutes ces visions. Mais les hommes aiment à sonder l'inconnu et à rechercher la cause de faits insolites, tandis qu'ils ne se soucient pas de connaître des faits, la plupart du temps quotidiens, qui souvent ont une origine plus mystérieuse encore. Il en est ici comme du langage, c'est-à-dire de ces signes dont nous nous servons en parlant. Dès qu'on entend un mot rare, on cherche d'abord quel il est, c'est-à-dire quel sens il a; ce sens une fois déterminé, on cherche d'où vient cette acception, tandis qu'on ne se soucie pas d'ignorer d'où vient qu'on emploie en tel ou tel sens quantité de mots du langage courant. Ainsi en est-il quand, dans le cours des événements tant corporels que spirituels, advient quelque chose d'insolite : on en recherche soigneusement les causes et la raison et l'on demande aux doctes d'en rendre compte. D'habitude, quand on m'interroge par exemple sur le sens du mot catus et que je réponds "prudent" (prudens) ou "pénétrant" (acutus), cette réponse ne satisfait pas mon interlocuteur, mais il continue à chercher d'où dérive le mot catus, il le compare au mot acutus, cherchant d'où dérive ce mot à son tour. Chose que néanmoins il ignorait complètement, mais, parce que c'est un mot courant, il supportait patiemment d'en ignorer l'origine. Par contre, dès qu'un mot nouveau a sonné à ses oreilles, il pense n'avoir qu'une connaissance insuffisante de ce que ce mot veut dire, s'il ne s'enquiert en outre de son origine. Si donc quelqu'un me demande d'où viennent les images corporelles qui apparaissent dans l'extase, chose qui arrive rarement à l'âme, je demande à mon tour d'où viennent les images qui apparaissent dans les songes, chose que l'âme éprouve tous les jours : et personne ne s'en soucie ou du moins ne s'en soucie guère! Comme si la nature de telles visions était moins merveilleuse parce qu'elles sont quotidiennes! ou comme si elles méritaient moins d'intérêt parce qu'elles sont le fait de tous! ou comme si, en admettant qu'on fasse bien de ne pas s'interroger sur celles-ci, on ne ferait pas mieux encore de n'être pas trop curieux à l'occasion de celles-là! Pour ma part, je suis bien plus étonné, bien davantage stupéfait, de la rapidité et de l'aisance avec lesquelles l'âme fabrique en ellemême ces images des corps perçus par les yeux que des visions qui se produisent dans le songe ou même dans l'extase. Néanmoins, de quelque nature que soient ces visions, il est hors de doute qu'elles ne sont pas corps. Que celui auquel cette 

certitude ne suffit pas s'enquière en outre auprès des autres sur l'origine de ces images. Pour ma part, j'avoue mon ignorance. 

 

"Leur origine" 

 

Voici du moins ce qu'on peut tirer des cas que nous offre l'expérience. Des modifications du corps comme la pâleur, la rougeur, le tremblement et même la maladie, ont des causes qui viennent tantôt du corps, tantôt de l'âme. Du corps, lorsqu'un liquide lui est infusé ou lorsqu'un aliment ou quelque autre élément corporel est introduit de l'extérieur. De l'âme, lorsqu'elle est troublée par la crainte, confuse de honte, qu'elle s'irrite, qu'elle aime ou éprouve quelque émotion de ce genre : cela est normal, s'il est vrai que le principe qui anime et régit doit, lorsqu'il est plus violemment troublé, produire aussi un trouble plus violent. Il en va de même de l'âme, quand elle fixe son attention sur ces visions qui ne lui sont pas transmises par les sens corporels, mais par une substance incorporelle, et qu'elle s'y fixe au point de ne plus pouvoir distinguer s'il s'agit d'objets ou d'images d'objets : cette affection lui vient tantôt du corps, tantôt de l'esprit. Elle vient du corps, d'abord quand il s'agit d'un phénomène naturel : ainsi en est-il des visions de ceux qui rêvent, puisque dormir est un phénomène qui vient du corps; ensuite quand il s'agit d'un trouble des sens dû à la mauvaise santé : ainsi en estil des frénétiques qui voient tout ensemble des corps et des visions semblables à des corps, tout comme si des corps réels étaient sous leurs yeux; ou encore quand il s'agit d'inconscience complète, comme il arrive à ceux qui sont au plus mal par l'aggravation d'une maladie et qui, longtemps absents bien que corporellement présents, racontent, une fois rendus à leur entourage, qu'ils ont vu maintes choses. Cette affection par contre vient de l'esprit lorsque, leur corps restant parfaitement sain et intègre, des hommes sont ravis hors d'eux-mêmes : soit au point de voir à la fois des corps par les sens corporels et en esprit des choses semblables à des corps, sans pouvoir les distinguer des, corps; soit au point d'être complètement coupés des sens corporels : alors, incapables de percevoir quoi que ce soit par leur intermédiaire, ils habitent en quelque façon, par l'effet de cette vision spirituelle, au milieu des images des corps. Mais quand c'est le mauvais esprit qui les ravit de la sorte, il en fait ou des démoniaques ou des possédés ou de faux prophètes; au contraire, quand c'est le bon esprit, il en fait des fidèles qui parlent en paroles mystérieuses, ou bien, quand l'intelligence s'y joint, de vrais prophètes, ou encore, pour un temps limité, des hommes qui voient et racontent ce qui doit être manifesté par leur intermédiaire. 

 

 Le rêve chrétien vu par saint Augustin 

Françoise PAROT - professeur émérite d'épistémologie à Paris V

IHPST, 13, rue du Four 75006 Paris