Le rêve dans l'Antiquité

 

Homère : L'Odyssée, chant IV (781-822) et chant XIX (549-593), Paris, Garnier Flammarion, 1965, p. 74-75 et 282-283. 

 

Dans ces deux passages du texte homérique, on voit se dessiner le caractère essentiel de la conception grecque du rêve : un 'fantôme" rend visite au dormeur passif et lui délivre un message ; dans le premier texte, le personnage se glisse le long de la serrure et, tel un confident véridique, dialogue avec la dormeuse, l'exhorte au courage ; dans le second, l'aigle tueur d'oies, figure d'Ulysse terrassant les prétendants, donne à voir une scène qui annonce l'avenir. La prudente Pénélope rappelle que certains songes, qui passent par la 'porte d'ivoire', sont trompeurs, même si d'autres, qui passent par la 'porte de corne'; disent vrai. Cette distinction entre rêves mensongers et rêves vrais, qu'on retrouve chez Virgile dans l'Enéide (VP chant), renvoie peut-être à une ancienne croyance dans les pouvoirs magiques de la corne du Bélier Amon, dieu de la Haute Égypte censé être en relation avec les morts (les cultes du Bélier autour de l'Égée étaient associés à Zeus). Pline l'Ancien parle d'une pierre précieuse taillée en forme de corne d'Amon capable de donner des rêves divins et M. Eliade rappelle que la corne est un symbole lunaire, ce qui évoque Isis, divinité lunaire égyptienne protectrice des songes (Traité d'Histoire des Religions, Paris, Fayot, 1949). Quoi qu'il en soit de son origine, elle se retrouve dans toute la tradition occidentale. 

 

Premier extrait 

 

Alors la déesse Athéna aux yeux brillants conçut un nouveau dessein. Elle suscita un fantôme, lui donna la forme d'une femme, Iphthimé, fille du magnanime Icarios, qu'avait pour épouse Eumélos habitant à Phères. Puis elle l'envoya vers la demeure du divin Ulysse, pendant que Pénélope était en lamentations et en pleurs, afin de mettre un terme à ses plaintes et ses gémissements mêlés de larmes. Et le fantôme entra dans la chambre le long de la courroie du verrou, s'arrêta au-dessus de la tête de Pénélope et lui adressa ces paroles : "Tu dors, Pénélope, le chagrin au cœur? Les Dieux, pourtant, dont la vie est heureuse, ne permettent point que tu pleures et sois angoissée; car ton enfant peut encore revenir; il n'a pas commis de faute envers eux". Pénélope, la plus sage des femmes, lui répondit, plongée dans un très doux sommeil, à la porte des songes : "Pourquoi, ma sœur, être venue ici? Ce n'était pas ton habitude, car ta maison est bien loin. Tu m'engages à cesser mes plaintes, à oublier toutes ces peines qui tourmentent mon esprit et mon cœur. J'avais déjà perdu un époux valeureux, un cœur de lion, qui par tant de vertus diverses excellait entre les Danaens, ce preux, dont la gloire se répand au loin en Hellas et jusqu'au fond d'Argos. Maintenant c'est mon enfant chéri qui s'en est allé sur une nef creuse, l'insensé, sans bien connaître ni les travaux ni les assemblées des hommes! Pour celui-ci, je gémis plus encore que pour l'autre; pour lui, je tremble, je crains qu'il ne lui arrive malheur, soit dans le peuple où il s'en est allé, soit sur la mer. Bien des méchants lui tendent des pièges, et ont envie de le tuer, avant qu'il revienne à la terre de ses pères". Le fantôme obscur lui répondit : « Courage! 

Ne te laisse donc pas envahir ainsi par la crainte. Car une compagne marche à ses côtés, dont les autres hommes souhaiteraient l'assistance ; elle est puissante ; c'est Pallas Athéna. Elle a pitié de tes larmes, et c'est elle qui m'envoie vers toi, pour te donner ces consolations ». Pénélope, la plus sage des femmes, repartit : "Si tu es vraiment une déesse, si tu entendis la voix d'un dieu, allons, dis-moi encore les épreuves de l'autre ; vit-il toujours en quelque lieu et voit-il la lumière du soleil, ou est-il déjà trépassé et dans les demeures d'Hadès?" Le fantôme obscur lui répondit : "De cet autre, je ne te parlerai point en détail; je ne te dirai pas s'il vit ou s'il est mort; il est mal de jeter des paroles au vent". Ayant ainsi parlé, il se glissa le long du verrou engagé dans le chambranle, pour s'aller perdre dans les souffles des vents. La fille d'Icarios sortit de son sommeil; et son cœur se sentait réchauffé, si clair était le songe, qui l'avait visitée au cœur de la nuit. 

 

Deuxième extrait 

 

Cependant la prudente Pénélope prit la première la parole : "Étranger, je veux encore t'interroger un peu; car bientôt viendra le moment d'un repos agréable pour celui même qui affligé peut encore être pris du doux sommeil: Mais ce sont des douleurs sans bornes que la divinité m'a données en partage : le jour, je trouve mon plaisir à me plaindre, à gémir, tandis que dans la maison je m'occupe de mon travail ou surveille celui des servantes ; puis, quand la nuit est venue et que tous vont dormir dans leur lit, je m'étends sur ma couche; mille pensées aiguës tourmentent mon cœur oppressé, et je pleure. Telle la fille de Pandarée, la verte Aédon, chante un beau chant au retour du printemps nouveau : elle se pose parmi les feuilles épaisses des arbres et là, en rapides modulations, elle verse des accords infinis, pleurant son cher fils Itylos, l'enfant du roi Zéthos, qu'un jour par méprise elle tua d'un coup d'épée; ainsi mon cœur est déchiré, agité de pensées contraires; dois-je rester auprès de mon fils et tout sauvegarder, mon bien, mes servantes, et la vaste demeure au toit élevé, respectant la couche de mon mari et jalouse d'un bon renom parmi le peuple; ou bien faut-il maintenant suivre un des Achéens qui me recherchent, choisissant celui qui, le plus noble, m'offrira d'innombrables présents? Tant que mon fils était tout jeune encore et sans jugement, je ne pouvais me marier et quitter le foyer conjugal ; mais maintenant qu'il est grand et qu'il touche à l'âge d'homme, il me presse lui-même de quitter la maison, indigné de voir les Achéens dévorer tout le bien. Mais, allons, expliquemoi ce songe; écoute. Dans ma maison vingt oies mangent du froment trempé d'eau, et j'ai plaisir à les regarder; alors, fondant de la montagne, un grand aigle au bec recourbé leur brise le cou et toutes sont tuées. Je les voyais à terre entassées dans cette demeure. Puis l'aigle s'élevant gagna le divin éther. Et moi dans mon songe je pleurais, je gémissais; autour de moi se rassemblaient les Achéennes aux belles tresses, tandis que je poussais de lamentables cris, parce que l'aigle avait tué mes oies. Il revint alors et se posa sur la saillie du toit; avec une voix humaine, il cherchait à me calmer et me dit : "Rassure-toi, fille d'Icarios au loin illustre ; ce n'est pas un songe ; c'est la vision certaine de ce qui sera une réalité. Les oies sont les prétendants; moi tout à l'heure j'étais l'aigle, un oiseau; maintenant je suis ton époux qui est revenu, et je frapperai tous les prétendants d'une mort ignominieuse". Il parla ainsi, et moi le doux sommeil me quitta. Je 

m'empressais d'aller voir les oies de la maison; elles étaient là, mangeant le froment auprès du baquet comme à l'ordinaire". Ulysse l'avisé lui répondit : "Femme, le sens est clair; il n'y a pas lieu d'en chercher un autre; c'est Ulysse lui-même qui t'a appris comment il accomplira ce songe : pour tous les prétendants, la perte est assurée; nul d'entre eux n'échappera à la mort et aux Kères". La prudente Pénélope lui répondit : "Étranger, les songes assurément ne sont pas faciles à saisir et leur sens ne se discerne pas d'abord; tout ce qu'ils annoncent est loin de se réaliser pour les hommes. Car il est deux portes pour les songes inconsistants; l'une est faite de corne, l'autre est en ivoire ; quand les songes viennent par l'ivoire scié, on ne peut rien y voir de vrai; ce sont des mots qui ne créent point le réel sous nos yeux ; mais quand les songes nous arrivent par la corne polie, ils créent, ceux-là, une certitude pour quiconque les voit. Eh bien, moi, je ne crois pas que mon songe étrange soit arrivé par là : ce serait certes une grande joie pour moi et pour mon fils. Mais je te dirai une autre chose ; toi, metsla bien en ton esprit. Elle va venir, cette aurore de malheur qui m'éloignera de la maison d'Ulysse ; car mon intention est maintenant de proposer une lutte, celle des haches que dans sa demeure Ulysse dressait toutes les douze à la file, comme des étais de vaisseau; puis, debout à une longue distance, il lançait une flèche à travers tous les trous. Maintenant j'imposerai cette lutte aux prétendants : celui qui entre ses mains aura le plus facilement bandé l'arc, et dont la flèche aura traversé les douze haches, je le suivrai, quittant ce séjour de ma jeunesse, si beau, si bien fourni, que je n'oublierai jamais, je pense, même dans mes songes". Ulysse l'avisé lui répondit : "Digne femme d'Ulysse, le fis de Laërte, ne tarde pas à ouvrir ce concours dans ta demeure; car Ulysse l'avisé arrivera ici avant que ces hommes, prenant l'arc poli, en aient bandé la corde, et de leur flèche aient traversé le fer". 

 

Les rêves dans l'Antiquité 

Françoise PAROT - professeur émérite d'épistémologie à Paris V

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