Le rêve dans les sociétés archaïques

 

 

Lucien Lévy-Bruhl : L'expérience mystique et les symboles chez les primitifs, Paris, Alcan, 1938, chapitre III, p. 98-120 

 

 Ce livre de L. Lévy Bruhl, paru en 1938, est une référence permanente des ethnologues, comme la plupart des ouvrages de cet auteur. D'abord parce que Lévy-Bruhl exprime une volonté commune des "ethno-philosophes" du début du siècle : dénoncer l'universalité prétendue de la raison cartésienne et kantienne ; ensuite parce qu'il intervient, à partir d'un ensemble considérable de documents réunis (issus d'études de terrain menées par d'autres que l'auteur), dans un débat fondamental : la façon de voir le monde des 'primitifs" est-elle inférieure logiquement à celle des hommes "civilisés"?

 

Dans La mentalité primitive (1922), Lévy-Bruhl (qui consacre un chapitre aux rêves) semble qualifier la mentalité qu'il étudie de prélogique ; il reviendra sur cette hypothèse et s'insurgera même (dans ses Carnets posthumes de 1949) contre l'idée évolutionniste qu'elle serait comme l'enfance de l'humanité. Malgré ces nuances, Lévy-Bruhl reste le représentant le plus marquant de la thèse de la participation : "être, c'est participer", être en union mystique avec d'autres êtres, des mondes visible et invisible, qui ne font qu'un. Le rêve est pour la mentalité primitive une expérience privilégiée de cette union mystique : c'est le moment où l'âme se libère du corps et voyage aux pays des ancêtres; elle ramène de ses excursions des vérités plus précieuses que celles de la veille. 

 

Rêves et visions

Le rêve, en tant qu'expérience mystique (nous n'avons à la considérer ici que sous cet aspect), a une extrême importance aux yeux de la plupart des primitifs. Les raisons en sont multiples. Pour les bien comprendre, autant qu'il nous est possible, il faut d'abord déterminer avec précision ce qu'ils se représentent; cela ne va pas sans difficultés. Ils sentent fort bien en quoi consiste un rêve, et, en ce sens, ils le savent. Mais ils ne se formulent pas ce savoir. Ils ne s'en définissent pas l'objet; leur habitude n'est pas de former des concepts généraux. D'autre part, certaines sociétés prêtent plus d'attention aux rêves que d'autres, ou se préoccupent davantage de les distinguer entre eux et de les classer.

 

Les méthodes d'interprétation sont loin d'être partout les mêmes; on apprécie différemment la valeur à reconnaître à telle ou telle sorte de rêves, etc. Cependant il est permis, semble-t-il, de tenter de dégager les caractères généraux du rêve qui le font accepter, dans les sociétés primitives, comme une expérience mystique dont on ne songerait pas à douter. Comparons ce que le rêve est pour eux à l'idée que nous nous en faisons. Celle-ci s'est réglée avant tout sur l'impossibilité habituelle d'accorder les perceptions qui ont lieu durant le sommeil avec l'expérience d'avant et d'après. Au réveil, nous nous souvenons que nous venons de voir et d'entendre, en rêve, des personnes qui vivent au loin ou qui ont cessé de vivre. Nous avons assisté à des événements qui appartiennent à un passé lointain, ou qui sont plus qu'invraisemblables : incroyables, absurdes. Nous avons prononcé des paroles, commis des actes dont nous serions plus qu'étonnés, parfois honteux, etc. Comme toute cette expérience du rêve est manifestement incompatible avec celle de l'état de veille, nous la déclarons illusoire : ce n'est qu'un phénomène subjectif, et les données en sont irréelles. Ce que nous faisons entendre en disant : "C'était un rêve", ou "Ce n'est qu'un rêve".

 

D'autre part, ce qui est vu, entendu ainsi, n'apparaît qu'à l'individu qui rêve.

Les autres, auprès de lui, éveillés ou non, ne participent nullement à ses perceptions. Leibniz tirait de ce fait un moyen sûr de distinguer les phénomènes réels d'avec les imaginaires. Il appelle réel ce qui est perçu de même, à un moment donné, par toutes les personnes présentes. Ce qui ne l'est que par une seule, à l'exclusion des autres, est une illusion ou une hallucination. Or tel est précisément le cas du rêve. Cette façon de rejeter le rêve hors du réel nous paraît si bien fondée, si naturelle, que nous n'imaginons pas qu'ailleurs l'attitude à son égard puisse être différente. Mais, en fait, elle est le résultat de réflexions que les primitifs n'ont pas été portés à faire. Von den Steinen l'a formellement remarqué : "Le corps du dormeur est resté dans son hamac; mais il ne viendra à l'idée de personne de soulever à ce propos la question : ce que l'on a vu, ce qui s'est passé est-il réel'?" L'Indien ne pense pas plus à spéculer sur les expériences faites pendant qu'il dormait que sur celles de l'état de veille. Sans doute souvent il s'y arrête, et même les examine avec la plus grande attention. Mais c'est qu'il est préoccupé des avertissements qu'elles lui apportent, et des suites qu'elles peuvent ainsi entraîner pour lui et les siens.

Il est à cent lieues de considérer ses rêves en psychologue ou en philosophe. 

 

Les raisons de regarder comme irréelles les données du rêve nous semblent claires et péremptoires. Elles ne font pas la même impression sur les primitifs. Elles ne s'imposent pas à leur esprit. Si on les leur signale, ils n'en contestent pas la force (on sait qu'ils n'ont pas l'habitude de contredire un interlocuteur, surtout un blanc). Mais, visiblement, ils ne s'y rendent pas. Ils ne sont pas convaincus. J'ai cité ailleurs la curieuse discussion que le missionnaire Grubb a soutenue avec un Indien Lengua du Paraguay.

L'Indien reprochait à Grubb d'avoir volé des potirons dans son jardin. Grubb, très étonné, lui répond que ce n'est pas possible, puisque, au moment où ce prétendu vol aurait eu lieu, il se trouvait à une centaine de milles du village de l'Indien. Celui-ci maintient son dire, et Grubb finit par comprendre que l'Indien l'avait vu en rêve entrer dans son jardin, arracher les potirons, et les emporter. Toutes les raisons données par Grubb pour montrer que c'était impossible ne prouvaient rien contre le fait : l'Indien avait vu Grubb dans son jardin. Accorder son expérience avec l'absence de Grubb à ce même moment n'était pas son affaire. Sa certitude, fondée sur le témoignage de ses yeux, reste entière".

 

Ce fait, extrêmement instructif, prouve d'abord que, pour cet Indien, les perceptions du rêve n'ont pas moins de valeur objective que celles de l'état de veille. Il ne serait pas plus sûr de ce qu'il affirme s'il avait vu en plein jour Grubb entrer dans son jardin et en sortir. Mais il y a plus. Cette attitude qui nous semble incompréhensible, qui nous scandalise, ce refus de se rendre aux raisons évidentes qui rendent impossible que la perception du rêve soit réelle, jettent une lumière crue sur une différence essentielle entre cette mentalité et la nôtre. L'esprit de l'Indien, en cette circonstance comme en beaucoup d'autres, reste indifférent à une exigence logique que nous jugeons impérative, souveraine.

A nos yeux, ce qui n'est pas possible ne saurait être réel. Aux siens, ce que son expérience lui présente comme réel est accepté pour tel, sans condition. S'il y réfléchissait, il dirait sans doute : il faut bien que ce soit possible, puisque cela est.

 

Position intenable, dirons-nous, sans doute, mais pour des esprits avertis dont la première loi est de ne jamais rien admettre qui implique une contradiction.

 

Position naturelle, et même inévitable, pour des esprits orientés comme ceux de ces primitifs.

 

Les mythes sont à leurs yeux des histoires vraies, dans toute la force du terme. Ce qu'ils racontent est vraiment arrivé, est encore réel, puisque le temps mythique n'est pas celui de notre monde. Donc la fluidité du monde mythique, les transformations extraordinaires que les êtres y subissent, leur biprésence, leur multiprésence, etc., tout cela est réel. Les primitifs l'admettent sans se préoccuper un instant de savoir si c'était possible. Mais cette indifférence à des exigences logiques, élémentaires selon nous, n'apparaît pas seulement dans leur façon de prendre les mythes. Elle explique aussi, pour une bonne part, qu'ils accordent la même confiance à une expérience mystique qu'à une expérience ordinaire, et par conséquent au rêve, qui les met en contact immédiat avec des êtres invisibles, et qui est ainsi une expérience mystique au premier chef. Tout les porte donc à en considérer les données comme réelles, au moins dans certains cas.

 

Si, pour des raisons logiques, on tente de les en faire douter, on réussit aussi peu que si l'on voulait détruire leur foi en leurs mythes, en leur montrant qu'ils sont pleins d'événements impossibles. Nous allons voir tout à l'heure que beaucoup d'entre eux ont senti l'intime parenté du mythe et du rêve. Ils ont su en donner une expression frappante. Quand au fait que le dormeur est seul à percevoir ce qui se présente à lui et ce qu'il fait lui-même dans son rêve, les primitifs naturellement ne l'ignorent pas. Mais ils n'y trouvent pas une raison de douter de la réalité objective de ces perceptions. Comment se poseraient-ils la question, habitués comme ils le sont à voir que telle ou telle personne parmi eux, le medicine-man, le shaman, un aveugle, etc., a le privilège d'expériences mystiques d'où les autres sont exclus, et que tout le monde les tient fermement pour réelles ?

 

Comme ces expériences, le rêve est un contact immédiat avec les êtres du monde invisible, mais qui n'a lieu que pendant le sommeil. Or cet état est une mort temporaire. La communication est interrompue entre l'homme qui dort et son milieu. Il est donc naturel que les données fournies par le rêve ne se présentent qu'à lui. Qu'elles restent inaperçues des autres personnes qui sont là, éveillées ou non, n'a rien de surprenant. Loin d'être mis en défiance par ce caractère individuel du rêve, les primitifs sont plutôt portés à lui reconnaître, pour cette raison, une valeur supérieure à celle de l'expérience commune. Ce respect pour la nature du rêve s'explique par l'orientation générale de leur esprit, et par la place importante que l'expérience mystique tient dans leur vie et dans leurs préoccupations. Ils constatent comme nous que le dormeur voit, entend, parle, agit, se déplace en rêve. Mais si l'on dépasse tant soit peu la simple appréhension du fait, la divergence apparaît. Pour nous, le rêve est un phénomène singulier, unique en son genre, une expérience d'un genre spécial qui, pour des raisons évidentes, ne peut être acceptée comme ayant une valeur objective; il appartient à la physiologie et à la psychologie de déterminer les conditions où elle a lieu.

Tout autre est l'attitude des primitifs. Quand l'expérience du rêve se produit, elle prend naturellement place, pour eux, parmi les autres expériences du même genre auxquelles ils sont accoutumés. Ils y reconnaissent un contact avec les êtres du monde invisible, où le sommeil donne accès. C'est une expérience mystique, comme ils en reçoivent tant, et particulièrement digne d'attention. Car il n'en est pas où les êtres invisibles se manifestent de façon plus concrète, plus complète, on pourrait dire, plus tangible. Quand des morts apparaissent dans un rêve, le dormeur a la sensation de leur présence réelle. Il les voit, il les entend, il cause avec eux, à tel point qu'au réveil il dira parfois qu'il est allé au pays des morts, et racontera ce qu'il y a vu et appris. D'autre part, comme les autres expériences mystiques, le rêve est une révélation. Il est de la nature des présages. Il avertit, il conseille, il suggère, il met en garde. Il est donc infiniment précieux pour les primitifs, puisqu'ils ont tant d'intérêt à connaître les dispositions des puissances invisibles de qui dépend, en grande partie, le succès de leurs entreprises, leur bien-être, leur vie même. Mais souvent ces révélations sont obscures, ambiguës, énigmatiques. D'où la nécessité de "clefs" pour les interpréter, et de signes auxquels on saura discerner celles qui méritent qu'on les retienne, en laissant de côté les rêves insignifiants et sans portée. Un homme, dans une circonstance grave, sous la menace d'un grand danger, a le plus pressant besoin d'un conseil. Il n'est pas sûr que, la nuit prochaine, son père apparaîtra pour le lui donner. Il cherchera donc à provoquer le rêve qu'il désire. Cette divination par le rêve, extrêmement répandue chez les primitifs, ne laisse aucun doute sur ce qu'il est pour eux : une expérience qui les met en contact avec les êtres du monde invisible, et qui est donc d'un prix inestimable. Ils n'ont pas la moindre tentation de spéculer sur sa valeur objective. La seule question qui se pose à eux est de savoir comprendre et au besoin interpréter cette révélation, ou, si elle ne se produit pas quand il le faudrait, de pouvoir la provoquer. Dernier trait commun au rêve et aux autres expériences mystiques : l'intérêt qu'il éveille est de caractère essentiellement affectif. S'il ne révèle rien qui puisse inspirer de la crainte ou de l'espoir, on n'y prête aucune attention, et celui qui l'a eu se rendrait ridicule en le racontant. Mais pour peu qu'il présente quelque chose d'inquiétant, même sous une forme voilée, ou qui ressemble à une suggestion, à une demande, à une réclamation, à une exigence, à un ordre, et que l'on soupçonne de qui il provient, aussitôt l'émotion se déclenche, et les intéressés se disposent à agir en conséquence. Nulle part la nature et la fonction du rêve en tant qu'expérience mystique ne ressort plus nettement que dans les tribus du centre et du nord de l'Australie étudiées récemment. La Mythologie primitive (p. XXIII et suivantes) a insisté sur un fait des plus significatifs à ce sujet. Chez les Aranda, les Aluridja, les Karadjeri, les Ungarinyin, les WWik-Munkan, les Koko-Ya'o, et presque sûrement dans d'autres tribus, en particulier de la presqu'île du Cap York, encore mal connues, c'est un même mot qui désigne le rêve et la période mythique, celle où il n'y avait pas encore de temps, et que peuplaient les héros civilisateurs et les ancêtres totémiques. Comme si le monde extra-naturel dont parlent les mythes ne se distinguait pas du monde invisible, de la "surnaturel' où le rêve donne accès. 

 

Ces Australiens appellent donc la période mythique Le Temps du rêve (dream-time). Non pas afin de l'opposer au temps réel, car pour eux elle est aussi "réelle" que lui, sinon davantage, mais parce que le rêve en révèle ou du moins en confirme l'existence, parce qu'il en procure le contact actuel et immédiat. En un mot, il en est une expérience. Ce qu'ils entendent par là devient plus clair quand on rapproche de cette expression d'autres semblables : emplacement de rêve (dream place), vie de rêve (dream-life). Elles ont le rêve, si l'on peut dire, pour commun dénominateur. Le rêve semble être une sorte d'élément commun par où se manifeste la parenté de croyances relatives aux héros mythiques, aux centres totémiques locaux, aux relations de l'individu actuellement vivant avec l'ancêtre totémique de son clan. C'est le rêve sans doute qui les a révélées ; en tout cas il les confirme. Bien qu'on ne puisse pas supposer dans ces esprits la présence de concepts clairement définis et organisés, le rêve paraît y faire fonction, en quelque mesure, d'un principe de coordination. Ainsi, dans le Queensland occidental, "on attachait de l'importance aux rêves où apparaissaient les symboles (les êtres) totémiques. Si un homme voit en songe un carpet-snake, qui est le totem de sa femme, il sait alors qu'ils vont recevoir bientôt la visite d'un proche parent de sa femme... "Un homme dont le totem était le serpent appelé carpet snake en avait tué un par mégarde. Il tombe dangereusement malade, maigrit... (Il n'est sauvé que parce qu'une femme de sa parenté a un rêve d'où il appert que le serpent tué n'était pas son totem, comme il le croyait). Il se rétablit alors très vite. "

Autre exemple intéressant. Il s'agit d'un vieillard dont on disait qu'il n'avait pas été initié. Ce vieillard construisit une enceinte bora en miniature (on appelle bora l'emplacement sacré qui sert aux cérémonies d'initiation), dans le jardin d'un fonctionnaire blanc. Cet acte blessa profondément les indigènes d'un certain âge. Pour des raisons évidentes, il leur était impossible de protester tout haut. Mais ils se sentaient très mal à l'aise, et ils évitaient de passer près de cette partie du jardin. Il était si révoltant qu'un objet tellement sacré eût été fait pour l'amusement des blancs et des jeunes gens non initiés de la station, que les hommes d'âge tenaient dans le plus complet mépris. Naturellement, le fonctionnaire blanc ne se doutait de rien, et n'avait aucune idée de la faute commise. Cependant son auteur fut atteint d'une maladie grave. Il avait des rêves affreux, et se réveillait en sursaut. On vit là une punition infligée par les ancêtres totémiques, qui vengeaient sur lui l'outrage qui leur était fait : personne n'eut la moindre sympathie pour le coupable".

 

Ces deux faits, très différents, présentent un trait commun : c'est par le moyen du rêve que les ancêtres totémiques communiquent avec leurs descendants. Pour annoncer leur visite à l'un d'eux, ils lui apparaissent dans un songe. Outragés, ils ne se contentent pas de rendre malade le criminel qui a profané des secrets sacrés. Des rêves envoyés par eux ne lui permettent pas d'ignorer qui le châtie.

 

Plus explicite encore est M. Elkin. Il met en pleine lumière l'étroite solidarité du totem et du rêve chez les Karadjeri. Dans cette tribu, "chaque horde est associée à (participe de) un ou plusieurs totems ou bugari. Comme dans tant d'autres tribus du nord-ouest, du centre, et du sud de l'Australie, ce mot qui veut dire totem désigne aussi la longue période du passé où les héros civilisateurs et les ancêtres totémiques vivaient sur la terre... De plus, toujours comme dans ces autres régions, ce même mot a aussi le sens de "rêver". Quand on parle de culte totémique, la question : "Que rêvez-vous ?", équivaut à celle-ci "Quel est votre totem ?" et reçoit la même réponse". M. Elkin observe avec raison qu'en identifiant ainsi la période mythique, et son contenu, avec le rêve, désigné par le même mot, ce n'est pas le rêve passager d'une nuit que ces Australiens ont dans l'esprit. "Cette sorte de rêve est pour l'indigène une expérience objective réelle, d'où les obstacles du temps et de l'espace ont disparu, et par laquelle le songeur reçoit des informations de haute importance". Expérience objective, expérience réelle : le mot est venu pour ainsi dire tout seul sous la plume de M. Elkin. Expérience mystique, ajouterai-je, puisque ce rêve met le vivant en contact avec les êtres du monde invisible. "Autre raison pour que totem et rêve soient désignés par le même mot (bugari). C'est dans un rêve que le père apprend quel sera le totem du fils qu'il va avoir. En fait, selon la théorie de la conception commune aux Karadjeri et à toutes les autres tribus de la région de Kimberley, le père "trouve", c'est-à-dire aperçoit dans un rêve, ou peut-être dans une vision à l'état de veille, l'enfant que sa femme mettra au monde. L'endroit où il a le rêve devient le ngura (emplacement sacré) de l'enfant, tandis qu'un rêve associe l'enfant à son totem, son bugari (l'y fait participer)". Pouvons-nous, quelque effort que nous fassions, nous représenter ces participations comme le fait l'Australien? Nous les représenter d'ailleurs ne suffirait pas encore. Il faudrait aussi, et surtout, en faire vivre en nous l'expérience, en sentir la chaleur. Comment susciter en nous l'émotion qu'éveille chez lui le terme bugari avec tout ce qu'il implique de sacré? Le rêve, expérience mystique, lui procure beaucoup moins des représentations qu'une communion immédiate et intime avec la réalité spirituelle où il sent que sa propre existence se fonde. De là, le caractère particulier, si marqué, de son totémisme. "Totem, dit encore M. Elkin, ne désigne pas seulement une parenté avec une espèce (animale ou végétale), mais aussi avec l'histoire sainte de la tribu et ses institutions ; en même temps, sa relation avec le rêve le met en rapport avec cette réalité spirituelle que l'indigène reconnaît à celui-ci ; de sorte que, dans la vie de rêve (dream-life), une personne est représentée par son totem... Dire qu'une personne a tel et tel totem dans les cérémonies, c'est dire qu'elle a sa part propre dans la vie cérémonielle de la tribu, cette part consistant dans les mythes et les cérémonies relatifs à son totem. Soit dit, bien entendu, sans méconnaître les autres aspects de ce totémisme. Chez les Wik-Munkan (presqu'île du Cap York), il semble que le sens profond des mythes ne se révèle aussi que par le rêve. "Souvent les mythes circulent sous forme de légendes ou de contes. Mais le sens intime, réel des mythes dans leur rapport avec les cérémonies n'est connu que d'un petit nombre ; c'est la propriété particulière d'un clan. Un homme dit qu'il avait "rêvé" la cérémonie dont il avait la charge, mais que son père l'avait aussi "rêvée" avant lui. Le détail des cérémonies se transmet apparemment à peu près intact d'une génération à la suivante ; il semble néanmoins qu'un homme le "re-rêve" à son tour, et que c'est ainsi qu'il acquiert les capacités mystiques nécessaires pour célébrer la cérémonie". Ce témoignage, tout en différant du précédent dans la forme, s'accorde avec lui quant au fond. Ils s'éclairent mutuellement. Tous deux tendent à montrer que le sens profond, la fonction vitale essentielle des mythes restent inconnus de qui n'a fait que les entendre, et ne sait que les répéter. Il y faut davantage : une expérience réelle, un contact immédiat, une participation avec la réalité transcendante (et, d'un autre point de vue, immanente), dont ils sont l'expression et le véhicule. Cette expérience, les Australiens la trouvent dans le rêve. Non loin des WikMunkan, chez les Yoko-Ya'o, M. Donald F. Thomson a observé des croyances un peu différentes de celles-là, mais semblables pour l'essentiel. Eux aussi associent étroitement la période de rêve (dream-time), la vie de rêve (dream-life), et l'emplacement mythique (story-place). Comme dans les tribus voisines, chacune de ces expressions se rapporte à l'un des aspects, complémentaires les uns des autres, de la réalité mythique à laquelle l'homme se sent participer. 

 

Et c'est par le moyen du rêve que cette participation est sentie. L'auteur insiste particulièrement sur les rapports du rêve avec les emplacements sacrés. "Les Yoko-Ya'o appellent yorndal un principe (à la fois spirituel et matériel), qui relie l'individu à son totem maternel, et qui, lorsque la fontanelle du crâne de l'enfant se ferme, s'en va au pays de sa mère". A partir de ce moment, l'indigène, dans sa "vie de rêve", fera des visites fréquentes à l'endroit où son yorndal réside... Souvent un homme demandera à un autre où se trouve son yorndal. "Le yorndal est intimement associé avec la "vie de rêve". L'emplacement où il réside s'appelle aussi "emplacement de rêve" (dream-place). Aussi est-ce la même chose, si un homme demande : "Où est votre yorndal ?" ou bien : "Où rêvez-vous ?" Durant la vie entière, quand un homme rêve, son mipi se rend à cet endroit pour y rejoindre son yorndal... Si cet endroit est une lagune ou un cours d'eau, il peut, dans son rêve, y nager avec son grand-père paternel et aussi avec les autres totems du territoire du clan de sa mère. Si son totem personnel est un oiseau, il peut rêver qu'il vole là en sa compagnie... Grâce à ses rêves, un homme savait toujours où résidait son yorndal. Il faut prendre garde, ici, à une confusion possible. Le yorndal, tout en participant à l'emplacement sacré du grand-père maternel, est un principe individuel, non un totem de clan ; l'endroit où il réside, et que l'homme fréquente en rêve, n'est pas nécessairement un centre totémique. Néanmoins, comme dans les tribus citées plus haut, les totems de clan, chez les Yoko-Ya'o, sont, eux aussi, intimement liés à la vie de rêve. "Lorsque les membres du groupe auquel un homme appartient rêvent de son totem pendant qu'il est en voyage, ils savent qu'il va bientôt arriver. Dans un voyage que je fis au fleuve Edward, sur le golfe de Carpentaria, j'avais emmené avec moi un homme de la tribu Ompela qui me racontait souvent ses rêves. Il me dit que s'il était sur le chemin du retour, sûrement son groupe verrait en rêve des cuscus (son totem), et saurait ainsi qu'il était en route pour revenir. Si, au contraire, c'était lui qui en rêvait, cela voudrait dire que sa petite-fille (qui naturellement héritait de ses totems de clan), était tombée malade. Peu après, il me dit qu'il avait fait ce rêve par deux fois, en ajoutant : "Peut-être que Almpanu est malade". La fonction caractéristique du rêve, dans ses rapports avec les mythes, n'a pas été observée seulement en Australie. On l'a signalée aussi ailleurs, en Californie par exemple. La comparaison des faits californiens avec les australiens est instructive, d'autant plus peut-être que les institutions de ces primitifs offrent peu de ressemblance entre elles. 

 

Chez les Yuma, "pour remplir n'importe quel devoir public, le pouvoir obtenu par le moyen du rêve est indispensable... Beaucoup de personnes sont des "songeurs". Les chefs, les chanteurs, les orateurs aux funérailles, obtiennent tous leur pouvoir par le rêve... Comme Kroeber le dit au sujet des Mohave, "les croyances shamanistiques et les pratiques thérapeutiques s'enchevêtrent inextricablement avec la mythologie de la tribu... et le tout dépend étroitement des rêves des individus. Ici donc, de même qu'en Australie, le rêve — du moins d'une certaine sorte — n'est pas regardé comme un fait proprement individuel. Il a avant tout une haute fonction sociale. Sans les pouvoirs qu'il confère à telle ou telle personne, et dont il est l'unique source, diverses tâches, indispensables pour le bien-être et la vie du groupe, ne pourraient être accomplies. Dans la pensée des Indiens, ces pouvoirs, de nature mystique, sont toujours impartis, à ceux qui en reçoivent le privilège, par les êtres du monde invisible. Or, bien que ces êtres fassent sentir leur action de diverses manières, les Indiens ne connaissent d'autre façon de communiquer avec eux que les rêves — ou des visions qui en sont très voisines. Comme les Australiens encore, les Yuma n'attribuent cette fonction qu'aux rêves dont le contenu atteste l'origine, c'est-à-dire qui sont d'évidentes expériences mystiques. "Dans l'esprit des Indiens, sinon dans leur langage, il y a une distinction nette entre le rêve qui confère un pouvoir (rêve-vision), et le rêve moins significatif de la vie quotidienne. Sans doute quelques formes de celui-ci peuvent approcher du rêve-vision en ce qui concerne le caractère surnaturel; ce peuvent être, par exemple, des présages annonçant le succès ou avertissant d'un danger, ou renseignant sur des événements lointains. Un esprit, mal défini, peut en effet être associé à de tels rêves. Mais le vrai rêve-vision provient de Kumastamxo ou d'un des esprits ancestraux. C'est une expérience d'une signification formidable, qui, en même temps, se conforme à un type bien défini. Elle comporte en général un voyage au théâtre de la création, ou à l'une des montagnes qui furent visitées par Kukuma ou par Kumastamxo. Comme dans les visions, l'ouïe joue un rôle considérable dans ces rêves. Le songeur s'y entretient avec un esprit, qui lui enseigne certains chants. La conversation avec un esprit, nous l'avons vu au chapitre précédent, était l'élément essentiel de la vision si passionnément désirée par les jeunes gens, à l'époque de la puberté, dans un grand nombre de tribus de l'Amérique du Nord. Les épreuves auxquelles ils se soumettaient rappellent à certains égards celles qui, ailleurs, font partie de l'initiation, et par exemple, en Australie, de l'initiation des medicine-men. Elles servent, comme elles, à plusieurs fins, dont la principale semble être de procurer à celui qui les subit le privilège d'entrer en communication directe avec un ou plusieurs êtres du monde invisible. Cette expérience mystique est le gage du don que leur faveur va lui accorder. Toutefois, l'initiation du medicine-man lui confère une compétence générale; en cas de besoin, pour faire face à un danger, dans des circonstances critiques quelles qu'elles soient, le groupe se tournera vers lui et se fiera à son intervention. Tandis que dans les tribus de l'Amérique du Nord dont nous parlons, le jeune homme gratifié d'une vision par un esprit reçoit de lui un pouvoir, ou au plus un 

petit nombre de pouvoirs strictement définis : par exemple le privilège d'assurer à la tribu tel avantage à la chasse ou à la guerre, de guérir telle maladie, etc. L'idée d'un pouvoir de ce genre acquis en rêve ou dans une vision ne se sépare pas de celle d'un esprit protecteur (guardian spirit), qui en surveille jalousement l'emploi. Mécontent de l'usage que son protégé en fait, il le lui enlèvera; en cas contraire, il le renforcera. Parfois, il réapparaîtra, pour assister l'orateur" ou le "docteur" dans l'exercice de sa fonction. "Il y a aussi de ces esprits protecteurs, de rang inférieur, qui ne confèrent pas de pouvoirs, mais qui écartent les dangers, ou viennent au secours de l'homme, s'il se trouve en grand péril. Ceux-ci ne se manifestent pas en des rêves-visions.  Sur un point très important, — et sans méconnaître de multiples différences - ces rêves-visions se rapprochent singulièrement de ceux dont se compose la "vie de rêve" des Australiens. Comme eux, ils sont liés aux mythes de la façon la plus étroite. Comme eux, ils donnent à celui qui les a le sentiment de participer pleinement à la vie de certains êtres mythiques. On ne nous dit pas, il est vrai, que dans ces tribus californiennes, comme en Australie, un seul et même mot désigne à la fois le rêve, et la période mythique avec son contenu. Pour autant que nous sachions, aucun terme, dans leurs langues, ne correspond à alchera, bugari, ungud, etc. Mais l'analogie n'en reste pas moins frappante. Ainsi, "il est évident que Joe Homer (cet Indien dont La Mythologie primitive a cité de remarquables propos touchant les rapports du mythe et du rêve) croit qu'il avait commencé à avoir des rêves - (rêves-visions) avant d'être né. Les rêves, sur quoi repose son pouvoir en tant qu'autorité en matière de cérémonies et d'enseignement religieux, étaient surnaturels en deux dimensions (c'est-à-dire affranchis des conditions du temps et de l'espace; on a vu plus haut la même expression employée au sujet de rêves australiens). Kroeber a constaté des faits semblables chez les Mohave. Non seulement Joe Homer a visité Avikwamé (la montagne mythique) ; mais il avait aussi remonté le cours entier du temps, de sorte que, lorsqu'il y arriva, le keruk (grande fête des morts) originel - c'est-à-dire mythique - s'y célébrait justement. Il fut instruit par Yalak (l'Oie) un des esprits ancestraux qui participaient à la cérémonie. Maintenant, lorsque cette cérémonie funéraire se célèbre, Joe Homer y tient le rôle de Yalak; et lorsqu'il en expose les détails, il parle de lui-même comme de l'Oie. On reconnaît là tout de suite les traits essentiels du complexe mythique australien : le temps "où il n'y avait pas encore de temps"; la fondation d'une cérémonie par des héros mythiques, qui sont souvent aussi des ancêtres totémiques à la fois animaux et humains; la communion des vivants qui célèbrent aujourd'hui la cérémonie avec l'ancêtre qui l'a instituée dans cette période; et enfin la participation-imitation en vertu de laquelle la cérémonie célébrée aujourd'hui tient son efficacité du précédent mythique qu'elle reproduit. Tout cela fait corps avec les rêves-visions, comme, en Australie avec la "vie de rêve". Une telle concordance ne saurait être due à une coïncidence fortuite. Il faut donc qu'elle trouve sa raison dans l'orientation propre à la mentalité de ces primitifs, qui permet seule de rendre compte de ce que sont pour eux mythes et rêves. D'autres faits, recueillis aussi en Amérique du Nord, viennent corroborer cette conclusion. En Californie encore, "il y a des preuves que tous les chants des Pima proviennent de rêves, comme ceux des Yumai. Sur le Bas-Colorado, "les chants provenaient évidemment de rêves.., ils avaient pour objet de décrire par allusion 

les expériences du songeur... La différence de contenu dans les cycles de mythes s'explique par la différence de contenu des rêves. Beaucoup de cycles du BasColorado, qui racontent les excursions du songeur dans la période mythique, ne sont au fond que des mythes rapportés dans des chants par allusion"86 "Il est important de remarquer, écrit miss Denmore, que tous les chants associés au "pouvoir des esprits" passaient pour avoir été "acquis dans des rêves". Cela veut dire qu'ils s'étaient présentés d'une manière considérée comme surnaturelle à l'esprit d'un homme qui avait l'espoir de telles expériences, et qui s'était mis dans l'état physique et mental où l'on pensait qu'elles se produisent. Souvent on croyait que le chant provenait d'un être surnaturel (communément appelé esprit) qui promettait assistance en cas de besoin. Enfin, les rêves-visions, de par leur nature même d'expériences mystiques privilégiées, révèlent souvent une désignation devant laquelle tous s'inclinent. Chez les Huichol (Mexique), les fonctionnaires sont choisis d'une façon très originale. La décision est aux mains, ou plutôt dépend des rêves, d'un vieillard connu sous le nom de "Kawitero". Le jour de la Fête-Dieu, chaque fonctionnaire fait présent d'une bouteille au Kawitero, et ils lui disent de rêver qui devra être leur successeur. Au mois d'octobre, ils se réunissent de nouveau avec lui, pour lui demander le résultat de ses rêves, et il leur donne les noms des nouveaux fonctionnaires. Il arrive parfois que dans son rêve la première personne qui lui apparaît est rejetée par le peuple. Alors le Kawitero exerce une sorte de veto, et il a recours à un autre rêve. Jamais sa décision n'est discutée. La procédure électorale des Huichol peut paraître singulière. Cette impression s'atténue, et même s'efface, quand on rapproche de leur méthode des pratiques analogues extrêmement répandues, par exemple l'oniromancie en usage dans l'antiquité classique. Dans nombre de sociétés primitives, des choix encore plus importants, des actes d'où dépend tout à l'heure la vie ou la mort du groupe sont remis à la décision des rêves. Au besoin, on en provoque. Lorsque, avant de courir un risque, on veut avoir l'avis d'un mort, on fera en sorte qu'il apparaisse la nuit suivante, pendant qu'on dormira. Ce qui n'exclut nullement les autres procédés de divination, très nombreux comme on sait. Pourtant cette consultation des morts semble parfois jouir d'une sorte de prérogative, comme si les révélations obtenues d'eux dans les rêves avaient une valeur et une autorité particulières. 

 

Par exemple, Hans Staden, cet Allemand du xvi' siècle qui fut quelque temps prisonnier chez les Tupi-Inbà du Brésil, rapporte qu'ils n'osaient jamais livrer bataille avant d'avoir été rassurés par des rêves sur l'issue du combat. "Quand vint le soir, le chef Konyan Bebe parcourut le camp dans la forêt, harangua ses gens, et leur dit qu'ils étaient maintenant près du pays de l'ennemi; chacun devait faire attention au rêve qu'il aurait la nuit suivante, et prendre garde de n'en avoir que d'heureux. Ce discours fini, ils dansèrent avec leurs idoles (tamaraka) et dormirent ensuite. Lorsque mon maître se coucha, il me dit que je devais, moi aussi, chercher à rêver quelque chose de favorable. "Je ne prête nulle "attention aux rêves; ils sont faux", répondis-je - "N'importe", répliqua-t-il; arrange-toi avec ton dieu "pour que nous capturions les ennemis". Cette dernière phrase éclaire le reste, s'il en est besoin. Par les rêves qu'ils sollicitent et provoquent, les Tupi-Inbà n'espèrent pas seulement apprendre de leurs dieux (c'est-à-dire, très probablement, de leurs ancêtres), à quoi ils doivent s'attendre. 

Ils veulent surtout être sûrs de leur appui, qui décidera de la victoire. Des rêves favorables en seront la garantie. Dans une autre circonstance semblable, ces Indiens discutent avec leurs payé (devins) la question de savoir s'ils vaincront. Ceux-ci l'affirment. Néanmoins, ils leur enjoignent d'observer leurs songes, pour voir s'ils rêveront des ennemis. Si la plupart d'entre eux rêvaient qu'ils voient rôtir la chair de leurs ennemis, c'était signe de victoire. Mais si c'était leur propre chair qu'ils voyaient rôtir, alors il leur fallait rester chez eux... Ils ne partent en expédition que si les rêves y consentent. Quand ils approchent du territoire ennemi, leurs chefs leur commandent, la nuit qui précède l'attaque, de bien retenir les rêves qu'ils auront eus. "Je fis une campagne avec eux. Quand nous fûmes près du territoire de leurs ennemis, le soir qui précéda le jour où ils avaient l'intention de les surprendre, le chef parcourut le camp, et leur dit de faire bien attention aux rêves qu'ils auraient la nuit suivante. Il ordonna aussi aux jeunes gens de chasser du gibier et de pêcher du poisson au lever du jour, ce qui fut fait, et le chef fit préparer le butin. Puis il ordonna aux autres chefs de venir devant sa hutte. Tous alors s'assirent à terre, en rond, et se mirent à manger. Après quoi ils racontèrent leurs rêves, et ils en furent satisfaits. De joie, ils dansèrent avec leurs tamaraka (sortes de rhombes)". A travers les courts et naïfs récits de Hans Staden, la préoccupation des Indiens transparaît clairement. Ils sont disposés à attaquer, mais à condition d'être sûrs d'avoir le dessus. Or, de quoi dépend-il que la victoire soit à eux ? De leur nombre, de leur courage, de leur expérience, de leur ruse  ? Cela ne suffirait pas. Il y faut encore le consentement et l'appui des puissances invisibles intéressées, c'est-à-dire très probablement, de leurs ancêtres. Comment savoir s'ils peuvent y compter ? La voie d'information la plus directe et la plus sûre est le rêve. Par lui, les morts en personne informent leurs descendants de ce qui les attend. Sous les termes employés par Hans Staden, on discerne que les Indiens s'appliquent à avoir des rêves favorables, et que le chef tient à ce qu'ils n'en aient pas d'autres; comme si, tout en demandant aux morts conseil et appui, ils pouvaient exercer sur eux une sorte de pression. Sans doute obéissent-ils en cela à une croyance très répandue chez les primitifs, que d'ailleurs ils ne se formulent pas à euxmêmes : un désir ardent est efficace, il agit comme une cause, et fait que l'événement souhaité arrive en effet. Que les guerriers veuillent donc avoir des rêves favorables, et ils les auront. Cette sollicitation est de même nature que la divination et la prière, qui, toutes deux, chez les primitifs, comportent souvent un élément obscur de contrainte. La ferveur avec laquelle le rêve favorable est recherché a, comme elles, quelque pouvoir magique. Cette étude sommaire sur le rêve en tant qu'expérience mystique chez les primitifs trouve une confirmation dans les vues pénétrantes de M. Hallowell sur le rôle du rêve dans la religion des Saulteaux (Canada). "Il est à peu près impossible, dit-il, d'obtenir des données satisfaisantes touchant les expériences faites en rêve (les protégés de certains esprits ont peur, s'ils les racontent, de se voir abandonner par eux), ou de faire un recueil de telles expériences en s'adressant à un grand nombre de personnes. Les données que j'ai pu obtenir, d'un seul informateur, rappellent les mythes d'une façon frappante... (M. Hallowell en rapporte un exemple). 

"C'est par de tels rêves que l'individu entre en relation directe avec les êtres qui, à ce qu'il croit, sont les puissances agissantes dans le monde qui l'entoure. Mais il ne les voit qu'avec les yeux de l'âme, non pas avec ceux du corps. En outre, ces êtres spirituels de l'univers constituent pour lui un continuum avec le monde ordinaire de la perception sensible. Ils sont parties intégrantes de la réalité, et non pas des êtres surnaturels au sens strict du mot"91. C'est-à-dire que, comme j'ai essayé de l'établir plus haut, d'une part l'expérience mystique qu'est le rêve est sentie autrement que l'expérience ordinaire, et, de l'autre, toutes deux font néanmoins partie d'une même expérience, entendue au sens large. Aucun hiatus ne les sépare; c'est un continuum, comme dit M. Hallowell. Bien que senties comme distinctes, nature et surnature constituent ensemble une seule et même réalité. "Ces Indiens croient que, par le moyen des rêves, ils obtiennent une connaissance personnelle directe des êtres spirituels de l'univers, par exemple, des "maîtres" (bosses) ou des "possesseurs" (owners) du monde des phénomènes, aussi bien que des autres êtres. C'est pourquoi on ne saurait trop mettre l'accent sur les rêves en tant qu'expériences prouvant l'existence des "génies" du monde. Ceux-ci, en raison de l'importance de cette source de connaissance, portent le nom générique de pawaganak (ce qui est vu en rêve, pawagan, au pluriel, pawaganak). De plus, c'est un dogme que ces pawaganak, pour la plupart, sont seulement vus en rêve (quoique, dans certaines conditions spéciales, on puisse aussi les entendre). Ainsi, pour confirmer le récit du garçon qui avait vu le pinesi (l'oiseau-tonnerre), le témoignage de l'homme qui en avait rêvé était nécessaire : ce n'était pas le témoignage oculaire qui avait à confirmer le rêve. "Lors du jeûne de la puberté pour les garçons, le rêve est une institution. C'est à ce moment que les pawaganak (c'est-à-dire les esprits qui se manifestent dans un rêve, et rempliront la fonction de protecteurs ou anges gardiens) sont obtenus, pour servir leur protégé pendant le reste de sa vie. Or ces rêves ne sont pas quelconques; ils ne consistent pas en des suites arbitraires et décousues d'images et de sensations qui surgissent dans la conscience du sujet pendant qu'il dort. Les derniers mots du passage cité montrent qu'il s'agit de ces rêves-visions dont on a tant d'exemples en Amérique du Nord. Ils rappellent aussi la "vie de rêve" des indigènes australiens. Deux caractères essentiels les distinguent : 1° Ce que l'on y voit appartient au contenu des mythes; la réalité dont on a l'expérience dans ces rêves, ce sont des êtres et des événements du monde mythique. 2°.Cette expérience mystique a une valeur objective dont on ne penserait jamais à douter, si étranges ou absurdes que ses données puissent nous paraître. A tel point que l'on serait tenté de dire : c'est de croyance, non d'expérience qu'il conviendrait de parler ici. Sur ce point important, M. Hallowell introduit une considération de haute portée. Selon lui, l'opposition nettement tranchée que nous établissons entre expérience et croyance ne vaut pas pour la mentalité primitive comme pour la nôtre. L'expérience personnelle de chaque individu se modèle bien plus étroitement sur les croyances collectives de son groupe. "Un homme, dit-il, qui décrirait un animal de son imagination se ferait moquer. Personne ne voit jamais en rêve que les animaux connus par la tradition et la mythologie. En conséquence, on peut découvrir une corrélation extrêmement étroite entre l'expérience personnelle et les croyances transmises par la tradition." A l'appui de cette affirmation, il 

apporte des faits. "Un exemple extrême de cette sorte d'expérience qui, bien que jugée extraordinaire, n'en est pas moins acceptée comme un fait, est l'aventure du jeune garçon qui fut secouru par la Grande Truite. 

 

"Il avait ramé huit ou neuf milles, jusqu'à une île du lac de Dieu pour y prendre des œufs d'oiseau. Pendant qu'il rassemblait les œufs, son canot se détacha et partit à la dérive. Il resta plusieurs jours dans l'île, n'ayant que fort peu à manger. Un jour qu'il était assis au bord de l'eau, il entendit une voix qui disait : "Nozis (mon petit-fils), descends ici." La voix venait de l'eau. Il y descendit donc, et là il vit la Grande Truite. "Mets-toi sous ma nageoire" dit-elle. Il obéit. Il s'y trouva aussi à son aise que s'il eût été dans un wigwam." (Il part avec la Grande Truite, qui à la fin le ramène à son père). "D'un point de vue objectif, aucune différence entre cette histoire, quant à son esprit et à son contenu, et un mythe ou une expérience que l'on a en rêve. En fait, il y a un mythe bien connu où le héros, Tcakabec, est avalé par un grand poisson. Néanmoins, les Indiens font entrer ce récit dans la catégorie des tabii'tcomoin, c'est-à-dire des informations ou nouvelles, qui s'oppose à celle des âtsokan, c'està-dire des récits mythologiques auxquels la tradition a imposé leur forme. C'est donc une histoire "vraie", et non pas un mythe. Elle prouve la parenté extrêmement étroite qui existe entre ce qui est considéré comme expérience personnelle et le mythe. Elle fait pareillement ressortir le caractère unitaire de l'univers de l'expérience tel qu'il apparaît nécessairement aux indigènes euxmêmes. En d'autres termes, pour eux, la transition de l'expérience ordinaire à l'expérience mystique est insensible. À des esprits orientés comme les nôtres, ces deux sortes d'expériences sont loin de se présenter ainsi comme homogènes. Au contraire, nous en sentons très vivement les différences, et l'expérience qui a lieu à l'état de veille contraste pour nous avec celle qui se produit dans un rêve. Mais la mentalité primitive reste beaucoup plus indifférente à ce contraste, même quand elle l'aperçoit. Elle n'ignore pas ce qui distingue un mythe d'une histoire vraie, c'est-à-dire de la relation d'événements réellement arrivés dans notre monde actuel. Mais, en même temps, elle rangera parmi les histoires vraies ce qui, à n'en pas douter selon nous, ne peut être qu'un mythe ou un conte : par exemple, celle du jeune garçon sauvé et transporté par la Grande Truite, ou tel autre récit attesté par un grand nombre de témoins et tout à fait incroyable. Suffirait-il, pour rendre compte de cette attitude, d'invoquer une extrême crédulité et une confusion d'esprit propres à la mentalité primitive? Mais elle n'est ni si crédule ni si confuse. En mille occasions, les primitifs font preuve de netteté d'esprit, de jugement, de pénétration : ce qui n'exclut pas une orientation et des habitudes mentales traditionnelles différentes des nôtres. Par elles s'explique que les mythes, pures fictions à nos yeux, soient, aux leurs, des histoires incontestablement vraies; que le monde mythique soit senti et représenté comme réel, d'une réalité intemporelle sans doute et transcendante, mais en même temps immanente et actuelle. Il ne faut donc pas s'étonner que ni l'expérience ordinaire, ni l'expérience mystique ne soient pour eux tout à fait ce qu'elles sont pour nous. Comme on vient de le voir, ce que certaines de leurs expériences mystiques leur apportent se rapproche singulièrement du contenu des mythes. Quant à leur expérience ordinaire, positive, elle est accueillante à un 

point que nous avons peine à imaginer. Elle n'exclut à peu près rien comme impossible, ni du point de vue logique, ni du point de vue physique. De là résulte le caractère "unitaire" que M. Hallowell reconnaît à l'ensemble de l'expérience des primitifs, ce qu'il appelle son continuum, et cette homogénéité déconcertante de leur expérience mystique et de l'ordinaire. Pour les mêmes raisons, la ligne de démarcation entre "croyance" et "expérience", si bien tracée dans notre esprit, paraît mouvante, fuyante, et même, en certains cas, tend à s'effacer quand il s'agit des primitifs. Non qu'ils soient incapables de sentir cette distinction ou d'en apprécier l'importance. Leur comportement habituel ne permet pas de le supposer. Mais alors la difficulté subsiste. Comment ce qui, selon nous, est indubitablement une croyance, peut-il être pris par eux pour une expérience? Cela s'explique, au moins en partie, par l'ambiguïté inhérente à l'emploi de ces termes : "croyance", "expérience", qui semblent si clairs. Commodes et suffisamment définis pour la description et l'analyse de notre vie mentale, ils ont enregistré, pour ainsi dire, des résultats acquis peu à peu par notre psychologie et notre théorie de la connaissance, et ils portent ainsi la marque de notre civilisation. Si on les transporte tels quels, avec ce qu'ils impliquent, dans l'étude de la mentalité primitive, ils deviennent une cause d'embarras, et une source d'erreurs. Car ce faisant, on revient, sans y prendre garde, à ce postulat qui semble évident par soi et que j'ai pris soin d'écarter dès le début de ce travail : à savoir, qu'il y a une définition de l'expérience universellement et seule valable, et qu'une prétendue expérience qui ne s'y conforme pas ne mérite pas d'être nommée ainsi. Ce postulat n'est effectivement mis de côté que si nous renonçons à tirer argument des termes "croyance" et "expérience", pris sans précaution dans le sens que leur donnent habituellement nos philosophes et nos psychologues. À cette condition, la difficulté qui nous arrêtait tout à l'heure cesse de paraître insoluble. À l'appui de ces vues, voici un dernier fait caractéristique, rapporté par M. Hallowell. "L'expérience suivante d'une rencontre avec un ours qui m'a été racontée par le chef du groupe des Pekangikum, montre comment l'idée que les ours comprennent le langage des hommes a reçu la confirmation de l'expérience. "Un jour de printemps j'étais allé à la chasse... Je vis des traces d'ours toutes fraîches. Je marchais au bord de la rivière, et en arrivant aux rapides, je vis un ours qui venait à ma rencontre sur le sentier que je suivais. J'allai me poster derrière un arbre, et quand l'animal fut à peu près à trente yards de moi, je fis feu. Je le manquai, et avant que je pusse recharger mon arme, l'ours vint droit sur moi. Il paraissait furieux; je restai immobile. J'attendis là, au pied de l'arbre. Aussitôt qu'il fut tout près de moi, et se dressa sur ses pattes de derrière, j'appuyai contre son cour la crosse de mon fusil, et je le retins là. Je me rappelais ce que mon père m'avait souvent dit dans ma jeunesse, qu'un ours comprend toujours ce que vous lui dites. L'ours commença à mordre la crosse de mon fusil. Il y mit même ses pattes, comme ferait un homme qui voudrait tirer. Le tenant toujours à distance du mieux que je pouvais, je lui dis : "Si tu tiens à la vie, va-ten!" Il lâcha le fusil et s'éloigna. Je ne l'importunais pas davantage. "Ce récit met en lumière comment la croyance générale que les ours comprennent ce qu'on leur dit, inculquée à ce chef dès son enfance par son père, a influencé sa conduite en face d'un de ces animaux. L'illustration est frappante, puisque c'est le 

narrateur qui souligne expressément lui-même l'influence de la croyance sur sa façon d'agir". Il aurait été difficile, en effet, de persuader cet Indien que les ours ne comprennent pas la parole humaine; il avait fait personnellement l'expérience du contraire. Il comptait d'ailleurs que l'ours le comprendrait. Son père le lui avait toujours dit, et personne autour de lui n'en doutait. J'ai eu l'occasion de mentionner ailleurs"' cette croyance qui est extrêmement répandue dans les régions les plus diverses, et de citer des expériences toutes pareilles à celle de l'Indien de M. Hallowell. Malgré ces témoignages concordants, et dont on ne peut suspecter la sincérité, nous avons peine à prendre au sérieux ces "expériences", et à y voir autre chose que des mythes, des contes, des visions ou des rêves de type traditionnel. Mais, encore une fois, n'est-ce pas imposer comme seule acceptable notre notion de l'expérience ? Jamais l'expérience, telle que nous la définissons, n'attestera qu'un ours comprend le langage de l'homme. Il est vrai. Mais si nous rejetons ainsi les expériences qui ne satisfont pas à cette définition, les primitifs ne le font pas. Ils ne voient aucune raison de le faire. En d'autres termes, des expériences qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être réelles pour nous, le sont pour eux. Là est le point sensible, d'où tout le reste dépend. Nous disons qu'ils "croient" que le monde mythique a été réel, et l'est toujours, que l'ours a compris ce que l'Indien lui disait, etc. C'est encore admettre implicitement, c'est postuler que leur orientation et leurs habitudes mentales ne diffèrent pas des nôtres, et ne doivent pas s'en écarter. En fait, dans tous les cas de ce genre, ils n'ont pas conscience de "croire", mais bien de sentir, d'éprouver la réalité de l'objet, non moins que lorsqu'il s'agit des êtres et des événements du monde qui les entoure. Sans doute, quand cette réalité est mystique, ils ne la confondent pas avec l'autre. Mais ils ne l'en séparent pas non plus. Ils passent continuellement de l'une à l'autre, sans surprise, et le plus souvent sans réflexion. Ce n'est pas là un paradoxe, ni une "vue de l'esprit" à l'appui d'une théorie. La remarque en a été faite plus d'une fois, en termes formels ou implicitement, par des observateurs qualifiés. Sans doute ils ne posaient pas la question dans les termes abstraits employés tout à l'heure; ils cherchaient simplement à s'expliquer l'attitude mentale des primitifs à l'égard à la fois du monde tangible et du monde mythique. Ainsi M. Birket Smith écrit à ce 'sujet, dans son livre récent sur les Eskimo : "Là où finit la connaissance certaine, la mythologie commence. Mais le passage est tout à fait insensible. C'est nous qui mettons une différence entre le naturel et le surnaturel, autant que nous le permet notre connaissance des lois de la nature. Mais, pour l'Eskimo, cette différence n'existe pas. Car, pour lui, le "surnaturel" est, à tout point dé vue, aussi normal que le monde de tous les jours, le monde tangible où il se meut". De même, à l'autre bout du monde, chez les Mélanésiens de la Nouvelle-Irlande. "Les croyances surnaturelles font partie de la vie quotidienne de l'indigène. Il ne les considère, à aucun point de vue, comme différentes du reste de ce qu'il sait. L'un n'est pas plus rationalisé que l'autre, ni non plus, plus ésotérique". La netteté de ces deux témoignages ne laisse rien à désirer. Ils suffiront sans doute, à titre de spécimens, à en représenter beaucoup d'autres non moins formels. Nous admettrons donc le continuum de M. Hallowell, c'est-à-dire que des objets et des faits appartenant à la surnature sont donnés aux primitifs dans des 

expériences, mystiques sans doute, mais enfin "expériences" au sens plein du mot, "expériences" au même titre que les autres. Cela posé, il faut reconnaître que, de notre point de vue, il reste malaisé de ne pas voir dans ces expériences simplement ce que nous appelons des croyances. C'est une impression qui provient de nos habitudes de vocabulaire, et à laquelle il nous est impossible de nous dérober. On peut la comparer à ces illusions d'optique que nous connaissons pour telles, mais qui se produisent tout de même dès que l'objet nous tombe sous les yeux. Ainsi, dans les expériences mystiques dont il vient d'être question, le contenu reflète évidemment des croyances traditionnelles, transmises de génération en génération : croyance en la réalité de la période et du monde mythiques, croyance aux pouvoirs de la Grande Truite; croyance à la faculté chez les ours de comprendre le langage humain, etc. Nous nous sentons irrésistiblement portés à en conclure : ce ne sont donc pas là des expériences, quoi qu'ils en disent! Tant il nous semble évident que, ces croyances étant sans fondement, il est impossible que l'expérience les vérifie. Or, cette conclusion repose sur la définition, le postulat, le jugement de valeur que nous avons convenu d'écarter : à savoir qu'une expérience non vérifiable directement ou indirectement n'en est pas une. Mais les primitifs ont, au contraire, le sentiment d'éprouver " le contact de la réalité surnaturelle, c'est-à-dire d'en avoir l'expérience directe et actuelle. Ces expériences confirmeraient leurs croyances, si elles en avaient besoin. Que de fois, dans des civilisations plus avancées que les leurs, ne s'est-on pas senti fortifié par l'expérience dans des croyances qui, plus tard, ont été reconnues vaines! Nous n'avons pas à entrer ici dans le problème général des rapports de la croyance et de l'expérience. Retenons simplement que, chez les primitifs, par une sorte d'action réciproque, d'une part l'expérience mystique semble fonder la croyance correspondante, et de l'autre, les croyances collectives fournissent presque toujours le contenu des expériences mystiques et les schèmes sur lesquels elles se modèlent. Cela ressort de la discussion qui précède, et, non moins clairement, des méthodes suivies par les primitifs pour atteindre les fins qu'ils se proposent. La seconde partie de cet ouvrage en apportera de nombreuses preuves. En voici, dès à présent, une caractéristique, empruntée à l'ouvrage récent de F.G. Speck sur les Naskapi du Labrador. Ces Indiens "qui doivent à la chasse leurs seuls moyens d'existence, ont formé, pour se rendre maîtres des "esprits" des animaux, un système d'action spirituelle aussi complet et aussi bien organisé que leurs procédés et leurs armes de chasse sont efficaces pour parvenir à tuer le gibier... Chaque chasseur heureux est plus ou moins un magicien qui s'adapte à un royaume de l'inconnu dont il se sent entouré, et dont il pense voir partout des preuves aussi évidentes que celles que ses mains peuvent saisir... Il arrive à cette théorie par un processus d'expérience personnelle, qu'il interprète par le moyen des suggestions imprimées dans son esprit par les schèmes héréditaires dans sa tribu". La terminologie de M. Speck est abstraite, mais sa pensée est claire. La chasse, qui seule permet à ces Indiens de subsister sous le climat du Labrador, se règle sur une double expérience : celle que procure l'observation positive des mœurs des animaux, et l'expérience mystique (non moins positive à leurs yeux) qu'ils ont des "esprits", c'est-à-dire de la vie invisible de ces mêmes animaux. De là une double technique, ou plutôt la nécessité de joindre aux armes et aux ruses du chasseur les opérations magiques qui, agissant 

sur les animaux, assureront le succès. D'ailleurs les Naskapi ne réfléchissent pas plus sur leur expérience mystique que sur l'autre. Elles s'imposent toutes deux avec une force égale. De même, leur technique se règle à la fois sur l'une et sur l'autre; les modalités en sont fixées par la tradition. "Le Naskapi apprend que deux choses lui sont nécessaires pour vivre : "travailler", c'est-à-dire chasser, dresser des pièges, pêcher, fabriquer les instruments que cela exige, et s'en servir; et puis faire monta (manitou) : mot indigène dont nous pouvons difficilement saisir le sens, mais qui représente quelque chose d'assez voisin de notre idée de force invisible. Les deux sont d'importance égale, et inséparables dans sa pensée. Ce qui veut dire que dans l'activité humaine qui poursuit des fins positives, un facteur spirituel est aussi important qu'un facteur physique. Nous pouvons appeler cela religion. Toutes les phases de la vie de l'indigène en sont imbues... L'attirail du chasseur, ses vêtements, ses ornements, selon .la représentation qui en est impliquée dans la croyance indigène, sont quelque chose de spirituel aussi bien que de pratique dans leur pouvoir d'agir. Des forces surnaturelles règnent sur la vie de ces chasseurs; leur attitude si particulière à l'égard de la vie manifeste qu'au fond du cœur ce sont des mystiques confirmés. Le monde mythique n'est donc pas la seule réalité invisible avec laquelle le rêve met les primitifs en contact. Cela s'observe même chez les tribus d'Australie et de Californie où l'on a constaté une si étroite parenté du rêve et du mythe. Dans un très grand nombre de sociétés plus évoluées, le monde invisible, la surnature, tend à se distinguer de plus en plus nettement du monde mythique, bien qu'il y reste apparenté par certains de ses caractères essentiels, par exemple l'intemporalité et surtout la fluidité. De ce monde invisible qui n'est plus celui des mythes, l'expérience mystique ouvre seule l'accès, et de toutes les expériences mystiques c'est peut-être le rêve que les primitifs, de ce point de vue, jugent la plus précieuse. Sans doute, souvent, en plein jour, l'apparition de l'insolite révèle la présence et l'action d'une puissance invisible. Mais souvent aussi cette révélation reste énigmatique et simplement effrayante, sans faire connaître quelle puissance se manifeste ainsi, ni à quoi il faut s'attendre. Certes, il arrive aussi que la révélation apportée par un rêve ne soit pas davantage explicite, et que l'on soit fort embarrassé de l'interpréter. Mais souvent elle est lumineuse. Des événements du monde invisible, qu'ils soient actuels, ou passés, ou même à venir, y ont lieu sous les yeux mêmes du dormeur. Les êtres de ce monde apparaissent en personne dans le rêve. Ils y donnent de vive voix leurs avertissements, leurs conseils, leurs ordres. Il les voit, il les entend, il leur parle, il discute avec eux, il les supplie, etc. Je ne reviens pas sur ces présences dans le rêve qui font sur les primitifs une impression si profonde, non plus que sur l'usage presque universel de provoquer des rêves afin d'entrer en communication directe avec les êtres invisibles, surtout avec les morts.  Le rêve est ainsi, aux yeux des primitifs, l'expérience mystique qui les met le mieux en contact avec les puissances invisibles dont il leur faut connaître les dispositions : donc une expérience mystique privilégiée, on pourrait presque dire, l'expérience mystique par excellence. Dans les sociétés les plus avancées, où il a perdu ce prestige et cette autorité, persiste malgré tout le sentiment obscur, mais tenace, que certains rêves ne se produisent pas sans une raison dont on aurait tort de ne pas tenir compte. Même à des esprits où la préoccupation de l'au-delà 

tient fort peu de place, un avertissement, un appel mystérieux en viendra à l'improviste, sous la forme d'un rêve. Écho lointain du temps où, de toutes les expériences mystiques, le rêve était la plus immédiatement révélatrice, et remplissait une fonction quasi religieuse. 

 

  Françoise PAROT - professeur émérite d'épistémologie à Paris V

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