Du côté de chez Lacan...

MILLER Jacques-Alain, « La vérité fait couple avec le sens », La Cause du Désir, 2016/1 (N° 92), p. 84-93. DOI : 10.3917/lcdd.092.0084. URL : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2016-1-page-84.htm

Je bute sur un problème – je l’appelle tel parce que je bute –, celui du rapport que j’ai distingué comme étant celui de la vérité et de la jouissance [*][*]Leçon du 18 mars 2009 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation….

2J’ai été amené à dire qu’il n’y a pas de vérité de la jouissance. Je ne l’ai pas dit sans mesurer les conséquences de cet énoncé – si on le prend au sérieux – dans la pratique de l’analyse. Une conséquence est en particulier que la parole qu’autorise et qu’incite le discours analytique, relève de ce que Lacan a appelé « la vérité menteuse », la vérité – je précise, c’est de mon cru, j’essaye – menteuse sur la jouissance. On ne peut pas dire vrai sur la jouissance. Si on ne peut pas dire toute la vérité, c’est parce qu’il y a une zone, un domaine, un registre de l’existence où la vérité n’a pas cours, et ce registre serait celui de la jouissance, de ce qui satisfait.

Mystère du corps parlant

Si on suit Lacan sur ce point, la jouissance est ce qui satisfait un corps. Si on le suit aussi, ce que l’on fait parler, dans la psychanalyse, ce n’est pas un sujet, ce n’est pas le pur sujet de la parole, c’est un corps, celui qu’il appelle déjà dans son Séminaire xx (la suite en développera les conséquences dans son enseignement) le corps parlant. Non pas le sujet de la parole, mais le corps parlant. Il le qualifie de mystère. Car on a peine à construire un mathème – qui est l’antonyme de mystère –, on a peine à logifier le corps parlant.

4L’enjeu concerne le statut même de ce patient qui s’adresse à vous, ou que vous êtes : ce n’est pas la même chose de l’écouter comme sujet de la parole ou comme corps parlant.

5Vérité et jouissance sont deux signifiants-maîtres qui ordonnent de façon distincte le discours analytique. La vérité, c’est le signifiant-maître de l’enseignement de Lacan à ses commencements. Il la pose distincte de l’exactitude. La vérité n’est pas de dire ce qui est, ce n’est pas l’adéquation du mot et de la chose – selon la définition ancestrale –, la vérité dépend du discours.

6Il s’agit, dans l’analyse, de faire vérité de ce qui a été. Il y a ce qui a manqué à faire vérité, les traumatismes, ce qui a fait trou – ce que Lacan plus tard baptisera troumatisme. Il s’agit de faire venir le discours à ce qui n’a pas pu y prendre rang, de dire ce qu’on n’a pas pu dire, ou qu’on a dit de façon biaisée, à côté – l’analyse serait la chance de rectifier ce qui a été dit de façon erronée. Dire. La solution serait de dire. On a popularisé ce qu’il en était de la psychanalyse sous le slogan les Mots pour le dire.

7Il n’empêche que la pratique, constamment, nous confronte à ce-qui-ne-peut-pas-se-dire, et que Lacan aussi bien à ses commencements s’est réglé sur un indicible.

8Quand il développait sa théorie du désir, au temps du Séminaire vi et de son écrit « La direction de la cure… », il soulignait que le désir est inarticulable, pour y conjoindre qu’il est articulé : il est articulé dans les signifiants, sans néanmoins délivrer son fin mot. Le fin mot, c’est ce qui reste, dans la pratique de la psychanalyse, toujours enveloppé de problèmes, c’est-à-dire comme une aporie. Le fin mot, c’est le fondement des rendez-vous : « À la prochaine ? » Et quand le fin mot arrive, qu’on arrête, sous quelque mode que ce soit, le fin mot reste en suspens, le fin mot reste problématique. D’où l’idée d’accorder une rallonge pour ceux qui pensent qu’ils ont le fin mot. Cette rallonge de l’analyse, c’est ce que Lacan a appelé la passe. Cela signifie « Continue de parler ! » À d’autres, à deux autres – non plus à un seul – pour qu’ils aillent le raconter à un jury qui acquiescera à ce que tu as le fin mot de ton affaire.

9L’inarticulable du désir, que Lacan a visé d’emblée, prend une autre tournure quand il s’agit du fameux hors-sens de la jouissance. C’en est une nouvelle édition, sans doute, qui montre la constance du souci de Lacan, la permanence d’une structure de pensée dans sa façon d’attraper l’expérience analytique. Mais le hors-sens de la jouissance, c’est plus coton, si je puis dire, que l’inarticulable du désir. Ces deux formules que je juxtapose, les empruntant aux deux bouts de l’enseignement de Lacan, indiquent que quelque chose de la fin exige d’être pensé sous un autre mode que le processus qui y conduit et qui demeure sur un bord.

10Quand ça s’arrête. Comment conceptualiser ça ? Cela s’arrête-t-il par succès, par but atteint ? Par fatigue, par usure, par lassitude ? Par mutation, par accès à du nouveau ?

Révélation

La vérité est le nom philosophique de ce qui a été repéré dans l’expérience par des esprits qui n’avaient rien de philosophique pour le dire dans leur langue, l’anglaise – on n’a pas fait mieux, donc on l’emprunte –, l’insight. C’est quelque chose dont on s’aperçoit. Si je veux traduire le mot en français et en ce qui concerne la psychanalyse, je dis : révélation. On n’est pas en analyse tant qu’on n’a pas eu au moins une révélation. C’est le mot le plus naturel dans notre langue pour désigner le rapport du sujet à une vérité à laquelle il accède dans un instant de voir – le mot sight en anglais désigne la vue, au sens de panorama.

12Ce n’est pas la Révélation – majuscule –, comme on l’emploie dans le discours religieux, où il n’y en a qu’une : La Révélation de La Vérité, une histoire dont nous n’avons pas fini d’entendre parler. Ses conséquences continuent de rouler jusqu’à nous interdire l’usage du préservatif. Ce pape m’assoit, il a un tel talent pour dire ce qu’il ne faut pas dire, c’en devient sublime. Apporter le scandale est une fonction de la vérité révélée, mais là, c’est plutôt le scandale du style Gaston Lagaffe. Je suis un peu déçu, parce que je célébrais son élévation à ces hautes fonctions avec mon ami Philippe Sollers. Nous nous étions congratulés ce jour-là. « Ah, il va être formidable, le Panzerkardinal ! » – comme nous l’appelions. On croyait que tout allait être réglé absolument sur mesure, impeccable. Après le Polonais un peu fantasque, avec l’Allemand, tout serait en place. Ce sont des préjugés de ma part. Ailleurs, on considérerait qu’il s’agit de propos ethnoracistes. Du reste, c’est tout à fait déplacé. Le désordre dans lequel l’Allemagne a mené la Seconde Guerre mondiale est absolument invraisemblable. À y regarder de près, c’étaient des branquignols. Hitler n’avait aucune discipline de vie ; insomniaque, il se couchait à six heures du matin après avoir bavassé toute la nuit avec ses secrétaires. Il se réveillait aux alentours d’une ou deux heures de l’après-midi, mais entendait que pas un régiment ne se déplaçât sans son autorisation – on comprend que tout cela se soit très mal terminé pour eux. Et voilà que notre Bavarois paraît tout à fait bohème, il ne semble pas avoir réfléchi – sans doute est-il obnubilé par la Vérité révélée, qu’il invoque à tout bout de champ. La Vérité révélée, le talent de l’Église catholique était de savoir toujours l’adapter aux circonstances, talent qu’il ne paraît pas avoir. Je vous parle de cela, car j’ai reçu ce matin un mail du journal Le Point me demandant si je serais intéressé pour parler du pape. Je n’ai pas répondu tout de suite, mais évidemment ça me travaille, je vais leur dire – le problème, c’est que Benoît xvi, c’est Benoît La Gaffe.

13Pour en revenir au terme de « révélation » (qui me semble la traduction la plus adéquate pour le terme d’insight et pour l’expérience dont il s’agit), il a certainement une tonalité religieuse. Allons au-delà. Cela désigne, pas mal du tout, une vérité cachée qui se dévoile. Telle est la notion que comporte le terme (ponctué par Heidegger dans la philosophie grecque, spécialement chez Aristote) d’alètheia, qui désigne la vérité comme quelque chose qui devient dé-caché, si je puis dire, dés-oublié, autrement dit que son statut natal est le voilage. La vérité comme telle est cachée et on n’y accède que par une levée du voile.

14Cela consonne avec ce qui a lieu dans une psychanalyse. Une psychanalyse est scandée – on peut la présenter ainsi – par une succession de révélations. Même en adoptant une position de sceptique, une position méthodique de non-dupe – celui à qui on ne la fait pas –, même en faisant fi des constructions théoriques, force est de constater une certaine évidence des phénomènes de révélation dans l’analyse. Ils sont éprouvés comme tels. Ils sont même attendus comme tels – quand ils ne se produisent pas, le sujet est en manque de révélation. C’est une donnée. On pourrait reconstruire la psychanalyse en arguant que le concept de refoulement est appelé, exigé, convoqué par l’expérience de la révélation. Si révélation il y a, il faut bien qu’avant, il y ait eu quelque chose comme un refoulement – on n’a pas voulu se le dire, se l’avouer, le reconnaître…

15Voilà qui prête à discussion : est-ce du subconscient ou de l’inconscient ? Cela ne m’a jamais branché, si je puis dire. C’est comme dans Knock : est-ce que ça vous gratouille ou est-ce que ça vous chatouille ? On peut ergoter. Lacan, me semble-t-il, n’a jamais accordé une grande place à cette distinction du sub- et de l’in-conscient.

Moires du Savoir

 

Car il y a un mode qui est celui du savoir-sans-savoir, savoir sans connaître. Lacan préférait l’appeler l’insu – L’insu que sait… C’est de l’insu, mais on peut néanmoins supposer que c’est savoir quelque part, sujet supposé savoir. Dans la psychanalyse, à tout bout de champ – évidemment, chez certains plus que d’autres –, on s’aperçoit des moires du savoir. Savoir n’est pas, comme on dit en anglais, clear-cut, ce n’est pas très transparent.

17Un logicien, philosophe de la logique, qui avait sa notoriété dans les années 1960-1970, avait écrit un livre intitulé Belief and Knowledge[1][1]Cf. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités…, « Croire et savoir ». J’avais été très frappé que Lacan dise dans son Séminaire – Hintikka croit qu’il y a une différence tranchée entre croire et savoir, moi, ça ne m’apparaît pas. Cela m’avait d’autant plus frappé qu’apparemment pour s’éviter de lire le livre, il me l’avait donné à lire ; je lui avais donc fait un petit cours sur la théorie d’Hintikka, ses symboles, ses formules. D’un côté, j’étais un peu déçu que Lacan n’en tire que ça, qui me paraissait mince par rapport à l’édifice mathématique qu’Hintikka avait essayé de bâtir là-dessus. De l’autre, sa petite remarque avait eu son impact sur le jeune philosophe que j’étais à l’époque – philosophe ? Enfin, formé à la philosophie où l’on vous apprend qu’il y a une grande différence entre croire et savoir. On vous l’apprend chez Platon – il y a une grande différence entre la doxa (l’opinion) et l’épistémè (la science), il s’agit de passer de la doxa à l’épistémè, mais il y a des domaines où l’on peine à se décoller de la doxa. On vous l’apprend chez Kant, qui se vantait d’avoir limité le savoir pour laisser la place à la croyance. Une multitude d’artifices repose sur la différence tranchée de ces deux registres. Eh bien, cette petite remarque a été un début ; je n’exagère pas en disant que c’est l’un des petits jalons qui m’ont aidé à me décoller, si j’ose dire, de la vision philosophique du monde ou de la pensée.

18Le savoir retient autour de lui tout un miroitement, où se conjuguent, selon des dosages divers, le savoir et le ne-pas-vouloir-savoir. Ça oscille, ça se balance, jusqu’à parfois délivrer un éclair de révélation. On sait mais on oublie, on sait mais on n’y fait pas attention, on sait mais on laisse de côté, on sait mais on remet à plus tard, on sait mais il peut arriver tant de choses, on sait mais on peut se tromper… Je sais bien mais quand même – selon la formule dégagée par un élève de Lacan et que celui-ci avait reprise. Par rapport à l’absence de savoir se distingue cette zone indistincte de miroitement, sur quoi tranche, parfois, le phénomène de révélation.

19En analyse, il arrive qu’une telle révélation demeure inoubliable, ou que l’analyste soit là pour représenter la mémoire de la révélation ; elle peut être ténue, jouer sur très peu de chose, et pourtant demeurer comme un monument pour un sujet.

20L’interprétation de l’analyste, telle que je la comprends, se pense par rapport à la révélation. Elle est une aide à la révélation. Ce peut être une révélation auxiliaire. Mais l’interprétation ne s’accomplit que si elle donne lieu, en direct ou en différé, à une révélation chez l’analysant. Il ne faut pas risquer l’interprétation comme ça, pour voir ; il faut la risquer en jouant la partie par rapport à la révélation contingente qu’elle pourrait amener chez l’analysant, c’est-à-dire la tombée – ou la déchirure – du voile qu’elle a chance d’apporter.

Ménage à trois

Le mot « vérité », dans l’analyse, appelle celui de voile – comme obstacle. Sans trop nous décoller de l’expérience immédiate, nous dirions que celui qui parle en analyse vit dans une réalité, mais que parfois lui apparaît qu’il y en a une autre, dont il s’éprouve, dans la règle, comme séparé par un voile. De la même façon que le pluriel vient à la vérité par le fait que plusieurs se succèdent en analyse, qui ne sont pas forcément cohérentes les unes avec les autres, qui se démentent, le dédoublement vient lui aussi à la réalité. Je justifie ainsi que l’on ait à ajouter au terme de réalité celui de réel, pour désigner l’autre réalité qui vient perturber le récit de la réalité, l’autre réalité qui vient faire émergence par morceaux, par pièces détachées.

22Là est la limite de la théorie qui s’est développée dans la psychanalyse depuis une décennie en exploitant certaines inflexions du premier enseignement de Lacan, et qui se pavane sous l’égide de la narratologie. La vérité est appareillée à ce que je raconte, à ce que je me raconte et livre à l’Autre, analyste. Il y a une narration – et Lacan, sans employer le terme, l’a mieux dit que personne dans son « Fonction et champ de la parole et du langage… » Ce qui compte n’est pas seulement que cette narration soit capable de prendre en charge ce qui est resté comme trou dans la réalité du sujet, et de faire ainsi sens de ses traumatismes, de ses images indélébiles, de ses scènes monumentales, ou de ses trous, en les remplissant, en les filant, en rétablissant une continuité, en racontant une hystoire (avec un y qui signale que c’est pour un autre, dans le « rapport intersubjectif », entre guillemets, que cela se tisse). L’important est que, dans cette narration même, des trous se manifestent, des achoppements, qui sont autant de signes d’une autre vérité, d’un autre sens, lesquels sont en peine de se conjuguer à la fiction d’une narration. Voilà pourquoi ces émergences qui rompent la narration, on leur donne valeur de réel, plutôt que de vérité et de sens.

23Vérité fait couple avec sens, et les deux font trio avec fiction.

24Le dernier enseignement de Lacan consiste à s’apercevoir que l’ordre symbolique – dont il faisait, dans son premier enseignement, le ressort et la structure de l’expérience analytique et de ce que Freud appelait le psychisme – est du registre de la fiction.

25En d’autres termes, que le signifiant est du semblant. Je marque le pas qui s’effectue quand on passe d’une notion où le symbolique et l’imaginaire s’opposent, d’une notion qui décerne une valeur majeure au passage de l’imaginaire au symbolique (comme le fait Lacan dans ses six premiers Séminaires où il s’attache à détacher les termes freudiens du registre imaginaire pour les conduire au registre symbolique) – premier temps donc –, pour au contraire inclure l’imaginaire dans le symbolique, ce qui équivaut au terme de « semblant ».

C’est un rabattement, évidemment. À gauche, nous avons un étagement et une hiérarchie. On passe de l’imaginaire au symbolique, on passe de l’imaginaire qui serait du registre du moi, au registre du sujet qui serait du registre du symbolique, et on explique chemin faisant que les grands concepts freudiens ne trouvent leur vérité que dans le symbolique.

28Mais dès le moment où Lacan introduit, dans son Séminaire vii L’éthique de la psychanalyse, la catégorie du réel, dès qu’il essaye de compléter sa théorie du désir en prenant en compte la jouissance, il est conduit à mettre le symbolique et l’imaginaire d’un même côté. Cela lui permettra par exemple de désigner le phallus comme un signifiant imaginaire. Par rapport à la catégorie du réel, lorsqu’on la ré-inclut dans le champ analytique, la différence du symbolique et de l’imaginaire apparaît inessentielle.

29La vérité est une catégorie abstraite. La seule qui compte en fait, celle qui fait problème, celle qui fait le problème que j’ai indiqué en commençant, c’est la vérité sur le réel. Autant l’imaginaire se laisse résorber dans le symbolique, autant le réel y répugne. Il y a autre chose que la vérité. La révélation ne résout pas tout de ce qui fait nœud et problème dans l’existence. Tout n’est pas vérité. Tout n’est pas sens.

30Pourtant, quand on s’y met, il semble que l’on peut faire sens de tout. On oppose, on médiatise, on surmonte, on sublime, on lie, et ça fait sens. Quand on s’y applique, la toute-puissance du sens semble pouvoir plier tous les faits. Il y a des tempéraments. Certains font sens mélancolique de tout, spécialement de leurs succès. D’autres font sens optimiste de tout, y compris de leurs pires échecs, considérant que « c’est tant mieux, ça m’apprend d’autant plus ce qu’il ne faut pas faire ». De bonnes natures ? Les autres pleurnichent parce qu’ils accèdent à tous les grades qu’ils ont souhaités – « Et puis après ? Que me reste-t-il ? »

31En voyant se succéder ces donations de sens, je comprends qu’on en tire comme philosophie que chacun donne le sens qu’il veut à ce qu’il lui arrive. Cela donne le sentiment d’une extraordinaire plasticité du sens. Tout dépend de la façon dont chacun le prend. On peut isoler chez chacun sa façon de donner sens. On appellera ça son fantasme. Ou l’on dira qu’ayant été très aimés par leur maman, ils donnent un sens formidable à tout ce qui leur arrive, et que, lorsqu’elle n’a pas été suffisamment bonne, ils donnent un sens mauvais. Présenter les choses de cette façon, cela tient le coup, cela tient la route. La psychanalyse fait fond sur cette puissance du sens. Bien des fois, quand on me demande conseil sur un cas à partir des quelques éléments qu’on me livre, que dis-je finalement ? Je dis quelque chose – aussi bien tourné que je peux, pour distraire – qui revient à – « Faisons confiance à la déesse Psychanalyse. Faisons confiance à la machine du sens. Faisons confiance qu’en définitive les désastres qui peuvent survenir à tel sujet dans sa vie seront allégés par le récit qu’il arrivera à construire, le sens qu’il arrivera à donner. »

Mais, en dépit de cette puissance du sens, tout n'est pas que sens.

32

Ambocepteur

C’est déjà comme un résidu que s’impose la notion de réel, un résidu des opérations du semblant. Ce résidu est la matrice à partir de quoi on donne sens, et on peut l’appeler le fantasme. Mais si on réduit à sa racine ce dont il s’agit, si on soustrait ce qui est, dans le fantasme, du registre du semblant, c’est-à-dire le scénario et la scène – que j’évoquais la dernière fois –, ce qui reste, c’est un mode de jouir : le mode de jouir, c’est le nom du fantasme une fois qu’on l’a pelé du scénario et de la scène.

34Le mode de jouir ne se réduit pas au sens. Lacan a essayé bien sûr de l’y réduire en disant, une fois – j’ai fait des kilomètres à ce propos, ça me plaisait – le jouis-sens, le sens joui. Ah ! pourquoi suis-je allé pêcher le jouis-sens ? pourquoi cela a-t-il tellement plu – à moi, à d’autres ? Parce que c’est une nouvelle édition de la fonction du fantasme : c’est un ambocepteur. C’est un ambocepteur entre vérité et jouissance, entre langage et jouissance, qui prend des deux côtés. De plus, descriptivement, cela dit quelque chose. Il y a une jouissance à dire certains mots, certaines phrases, ou un discours. Cela se condense. Les mots ont une charge, qu’on dit affective, qui est libidinale, une charge de jouissance. En disant mode de jouir, on défait, on essaye de défaire ce nouage entre la jouissance et le sens, qui est secondaire, qui ne sature pas tout ce dont il s’agit dans la jouissance.

35Lacan a pu dire : l’interprétation vise la cause du désir[2][2]Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.…. Il l’a écrit, une fois. Ce repère que j’avais pris jadis faisait bien voir le chemin parcouru depuis les commencements de son enseignement où évidemment l’interprétation visait le signifiant. Qu’est-ce que viser la cause du désir ? Comment fait-on cela dans l’interprétation ? Comment vise-t-on l’objet a cause du désir ?

36Lacan avait conclu son sixième Séminaire, Le désir et son interprétation, par la proposition – Le désir, c’est son interprétation. On ne pouvait aller plus loin pour réduire l’interprétation au signifiant et faire du désir un signifié. Lacan avait commencé ainsi. Étant donné son point de départ, il a commencé par faire de la libido freudienne, le désir, et, du désir, le signifié, le signifié d’une chaîne signifiante appelée demande.

37Dans un second temps, s’apercevant qu’on ne pouvait pas réduire la libido de Freud au désir, il a ajouté, pour traduire « libido », un deuxième terme, celui de jouissance. Il a alors imaginé de faire de l’objet a – dont il a dit que c’était son invention – l’ambocepteur reliant, médiatisant, faisant fonction de moyen terme entre vérité et jouissance, entre l’ordre symbolique et le réel. C’est pourquoi il a été occupé pendant tant d’années à construire ça. C’est le point vif du fantasme. C’est dans l’objet a qu’il a concentré ce paradoxe de l’amboception vérité-jouissance.

Déconcerter la défense

Interpréter en visant la cause du désir, c’est-à-dire en visant le fantasme, interpréter le désir en visant le fantasme, interpréter le désir comme signifié en visant la matrice qui donne du sens, ne pas s’arrêter à l’effet mais viser la cause, comportait la notion qu’en visant la cause du désir, on arriverait à lever l’obstacle, à lever le voile.

39Lacan a toujours réfléchi comme cela, il nous a appris à réfléchir ainsi, et l’expérience analytique a l’air de l’imposer : il faut franchir, lever un obstacle, quelque chose qui fait mur – ce qu’il appelait le fantasme, qu’il faut traverser, ou la cause du désir, qu’il faut faire chuter.

40Cette notion était présente dès son deuxième Séminaire, quand il opposait le moi et le sujet, avec ce schéma dont il avait été si content qu’il l’avait appelé le schéma L – comme Lacan. Ce schéma conduisait du sujet à l’Autre et distinguait une interposition imaginaire a – a’ (selon les schémas, il place a ou a’ à un endroit ou à un autre), mur qu’il fallait arriver à franchir : l’imaginaire faisait le voile du symbolique.

Sous des formes, des figurations diverses, à des moments différents et bien entendu avec des avancées, cette structure voile / dévoilement, obstacle / franchissement, était visiblement présente à sa réflexion ; il nous a appris à déchiffrer l’expérience analytique conformément à cette donnée. Ce sont d’autres façons de répercuter ce que Freud pouvait entendre par la levée du refoulement – la levée du refoulement pour découvrir quoi ? Une autre vérité.

43Ceci vaut même pour la défense, supposée être un obstacle en deçà du refoulement. On lève le refoulement, on le lève, on le lève, on le lève… les révélations se succèdent et puis on n’arrive plus à rien, rien ne change, on dit alors « C’est la défense ». La défense est en deçà du refoulement, c’est plus primaire, ce n’est pas constitué dans le signifiant. On ne parle plus alors de lever la défense, mais plutôt de – il faut trouver un mot – déconcerter la défense, d’arriver à s’insinuer de sorte à trouver, non pas une autre vérité, mais le réel.

44Quand Freud et les post-freudiens évoquaient la défense et la nécessité d’analyser les défenses, ils avaient bien l’idée qu’il fallait passer au-delà de la vérité menteuse, qu’il y avait quelque chose au-delà des semblants du signifiant, qu’interpréter le refoulement ne suffisait pas et qu’était en jeu une fonction d’un autre ordre qui tenait au rapport du sujet à la jouissance – un certain rapport de refus, de rejet, d’obstaculisation par rapport à la jouissance. C’est ce que j’aborde maintenant, le signifiant-maître de la jouissance.

Le signifiant-maître de la jouissance

Comment cela se dispose-t-il quand on cesse d’arriver à la jouissance mais qu’on en part ? On ne peut pas en partir d’emblée. Nous avons là une dialectique. On part de l’expérience analytique telle que nous l’avons reçue, on part de l’expérience de la parole, et à un moment donné, on tombe sur des restes, des résidus. C’est nécessairement dans un deuxième moment que l’on peut faire de la jouissance le signifiant-maître de la fin.

46Cela a des conséquences. On ne conceptualise plus le patient comme un sujet. On le conceptualise comme un parlêtre. Parlêtre, cela signifie – il y a un être du fait qu’il parle (les autres sont peut-être des êtres, mais ils n’en savent rien, puisqu’ils ne parlent pas) et cet être tient à ce qu’il a un corps. Le sujet de la parole est pensé par rapport au signifiant. Le parlêtre, si c’est un sujet qui parle et qui est parlé, l’est par rapport à un corps. Lacan s’est d’ailleurs abstenu de donner une lettre à ce corps, il n’en a pas fait un mathème, il a laissé tomber ses mathèmes pour les nœuds – qui en sont peut-être aussi, mais d’une tout autre configuration.

Si l’on fait de la jouissance un signifiant-maître, alors disparaît la notion d’obstacle, de passage au-delà, de transgression ou de traversée. Il ne s’agit plus de la jouissance située dans cet au-delà du plaisir que Lacan avait traduit comme plus-de-jouir. Ce qu’il a appelé le plus-de-jouir, c’est l’au-delà du principe du plaisir. Beaucoup de novations de Lacan tiennent à une réflexion profonde sur les termes de Freud. Le plus-de-jouir, c’est l’au-delà du principe du plaisir et c’est aussi le Lustgewinn (le terme est employé par Freud dès son livre sur Le Mot d’esprit…), le gain de plaisir – accentué par l’au-delà…, le plus-de-jouir en est, si je puis dire, la traduction créatrice.

49Faire de la jouissance un signifiant-maître, c’est aussi négliger l’opposition (qui tient, bien entendu) entre la jouissance sexuelle, celle qui tient au rapport avec un autre être sexué, et la jouissance autiste, celle du corps propre.

50C’est la jouissance qui englobe, qui fonctionne, celle qui est prise, conditionnée, produite par un fonctionnement, par un dispositif que Lacan a appelé le sinthome et par rapport à quoi ce qui est de l’ordre du symbolique et de l’imaginaire conjoints apparaît comme étant de l’ordre du semblant. Le sinthome, ça fonctionne, ça n’est pas susceptible de traversée ou de levée, c’est susceptible – il n’y a pas de terme chez Lacan, je dirais pour emprunter un mot à l’anglais – d’insight, d’un re-engineering, d’une reconfiguration.

51Voilà ce qu’il s’agirait d’obtenir : une reconfiguration par quoi on ne peut pas dire que la jouissance prend sens, pas nécessairement, mais un re-engineering qui permet de passer de l’inconfort à la satisfaction, la satisfaction du parlêtre en question. Pas celle de l’analyste. Forcément. Lacan le dit quelque part, l’interprétation donne satisfaction à l’analyste, il est malin, il a vu ce que l’autre n’a pas vu. Nous avons ici l’idée d’une inter prétation qui donnerait satisfaction à l’analysant – c’est plus coton. Une interprétation informée de ce que, pour le dire comme Lacan dans « Télévision », le réel ne peut que mentir. Il dit exactement dans les Autres écrits, page 516 : le réel ne peut que mentir au partenaire, et je le re-engineer à cette place. Il ne dit pas que le réel ne peut que mentir au sujet.

52D’une certaine façon, quand le réel émerge sous la forme de l’angoisse, il ne trompe pas, nous ne sommes pas dans l’ordre du semblant. Des articulations de signifiants peuvent toujours tromper, elles trompent même toujours. Le réel qui se démontre (sur quoi Lacan a fait fond pendant des années) n’est pas celui dont il s’agit ici.

53Il s’agit ici d’un réel qui ne se démontre pas, mais qui s’éprouve comme ce qui ne trompe pas.

Paradoxalement, c’est par là qu’il échappe à la vérité : précisément parce qu’il ne trompe pas. Car la vérité est ouverte aux remaniements du semblant, tandis que le réel en tant qu’il ne trompe pas, se ferme au semblant.

Notes

  • [*]
    Leçon du 18 mars 2009 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de l’université Paris viii. Version établie par Pascale Fari. Texte oral non relu par l’auteur. Publié avec son aimable autorisation.
  • [1]
    Cf. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Yale University, Kanzer Seminar, 24 novembre 1975 », Scilicet, no 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 12. Cet ouvrage d’Hintikka, Knowledge and belief. An introduction to the logic of the two notions, a été publié aux États-Unis en 1962.
  • [2]
    Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 473.

MILLER Jacques-Alain, « La vérité fait couple avec le sens », La Cause du Désir, 2016/1 (N° 92), p. 84-93. DOI : 10.3917/lcdd.092.0084. URL : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2016-1-page-84.htm