L'utilisation du Soi en ACP selon Carl Rogers (par Brian Thorne)

(Brian Thorne)

 

Dans la dernière année de sa vie, Carl Rogers accorda à Michèle Baldwin une remarquable interview sur l'utilisation du soi en thérapie.

Il semblerait que Rogers était d'une humeur particulièrement expansive et, bien qu'il n'ait pu le savoir sur le moment, l'interview est à bien des égards son dernier testament.

 

Au cours de celle-ci, il passe en revue de nombreux aspects de sa vie professionnelle mais, plus significatif encore, il offre de nombreuses déclarations provocantes concernant sa réflexion actuelle et son sentiment, sur de nombreuses questions essentielles, y compris sa vision de la réalité spirituelle (Baldwin, 2000 ; 30)

 

Il commence en revenant sur sa relation avec un homme schizophrène dans le Wisconsin. Le point culminant dans la relation fut le moment où Rogers, confronté au désespoir de l'homme et à son indifférence quant à vivre ou mourir, dit :

"Je me rends compte que vous ne vous souciez pas de vous-même, mais je veux que vous sachiez que je me soucie de vous et que je me soucie de ce qui vous arrive".

 

Cela eut sur l'homme un effet instantané et il se mit à sangloter pendant dix ou quinze minutes. La thérapie prit alors une tournure plus positive. Rogers réfléchit à cet incident et se dit que ce fut lorsqu'il vint à l'homme "comme une personne" et qu'il exprima ses sentiments pour lui qu'un réel choc se produisit.

Ceci, à son tour, incita Rogers à se demander si, dans ses écrits, il n'avait pas "beaucoup trop insisté sur les trois conditions essentielles que sont la congruence, le regard positif inconditionnel et la compréhension empathique".

"Peut-être", dit-il, "C'est quelque chose qui se trouve à la frange de ces conditions qui est réellement l'élément le plus important de la thérapie : lorsque mon moi est présent de façon très évidente, très manifeste." (Baldwin, 2000: 30).

 

A de nombreuses autres occasions, dans cette interview, Rogers semble faire fi de toute prudence et exprime avec beaucoup de force des idées et des perceptions qui trouveraient peu de place dans les milieux conventionnels du counseling et de la psychothérapie.

 

En effet, Rogers reconnaît volontiers que les cercles universitaires ne peuvent consentir à ses points de vue qu'avec beaucoup de difficulté. Son travail précédent, croit-il, était acceptable pour l'esprit universitaire, cognitif mais ne peut trouver de place dans les principales universités où les personnes ne sont même pas disposées à essayer de comprendre son travail.

Essentiellement, Rogers affirme de façon répétée dans cette interview que ce qui importe est : qui est le thérapeute, le point auquel il peut s'investir dans l'instant et à quel point il est en sécurité dans son propre être.

 

Une telle sécurité n'implique pas l'invulnérabilité.

 

Au contraire, pour être accessible à un autre, il est important de reconnaître son imperfection et ses défauts et Rogers va jusqu'à dire que l'aptitude même à aider tant soit peu dépend d'une telle reconnaissance.

 

Puis il parle de relations dans lesquelles est atteint un niveau d'une telle intimité et d'une telle intensité qu'il a le sentiment [la sensation ?] que sa seule présence a un pouvoir de guérison.

Il conclut, que c'est à cause de l'état de son propre être dans de telles circonstances qu'une immense énergie est libérée laquelle passe de lui au client. Ces affirmations, de fait, sont étonnantes et pourraient, à juste titre, attirer des accusations d'arrogance et de gonflement de soi. Rogers va plus loin. Il déclare sans ambiguïté que parfois "le meilleur de la thérapie [...] conduit à une dimension spirituelle" (Baldwin, 2000: 35).

 

A de tels moments arrive la rencontre d'un esprit intérieur avec un esprit extérieur et a lieu l'expérience de faire partie de « quelque chose de plus vaste ». Que de telles expériences soient profondément salutaires pour le client en même temps qu'elles engagent le thérapeute dans un processus de transformation est, bien sûr, un sujet sous-jacent qui reste à écrire.

 

Dans le contexte de réflexions aussi franchement mystiques il n'est peut-être pas surprenant que Rogers, non pour la première fois, fulmine contre les psychanalystes et contre la confiance faite au concept de transfert.

 

 

Il voit la notion de transfert [au sens freudien], avant tout, comme un moyen extrêmement sophistiqué pour éviter une vraie relation et pour défendre le thérapeute contre un réel engagement dans lequel peut avoir lieu l'exploration de sentiments réels.

 

Ce n'est pas aller trop loin que de dire la colère de Rogers envers la psychanalyse ; du fait qu'il croyait qu'elle garantissait presque l'inauthenticité et du fait que, dans ses dernières années, il prenait de plus en plus conscience qu'elle empêchait l'accès au terrain spirituel.

 

Tout au long de l'interview avec Michèle Baldwin, Rogers donne l'impression d'être quelqu'un qui est libéré des entraves du monde de la psychologie professionnelle.

Qui plus est - comme dans ses commentaires concernant les conditions essentielles - il semble de plus en plus disposé à s'asseoir délicatement sur ses propres constructions théoriques précédentes.

Il est un homme qui, dans sa quatre-vingt-cinquième année et n'ayant rien à perdre, ose proférer ce qui - auparavant il aurait pu le craindre - aurait été tourné en ridicule et porté en dérision.

[Ajouter réf. conférence avec Skinner et al.]

 

Il est peut-être également significatif qu'il n'ait pas eu à se livrer au processus extrêmement conscient de produire son propre manuscrit : au lieu de cela, il se permet de se détendre dans une conversation avec une interviewer exceptionnellement facilitatrice. Les freins sont enlevés et les mots viennent, dégringolant avec une aisance et un abandon grisants. Il semblerait que Rogers l'universitaire et Rogers le scientifique empirique - bien que fréquemment aperçus en arrière-fond - aient pour le moment, été envoyés en vacances.

D'un ton presque coupable, toutefois, c'est au moment même où il s'efforce d'exprimer ses expériences spirituelles que Rogers se rappelle et rappelle à son interviewer qu'il est, après tout, un scientifique aussi bien qu'un mystique : "Parfois je me sens très proche des physiciens qui ne scindent pas vraiment les atomes: simplement ils s'alignent eux-mêmes conformément a la façon naturelle dont les atomes se scindent eux-mêmes. De la même façon, j'ai le sentiment que, parfois dans les relations interpersonnelles, le pouvoir et l'énergie se libèrent transcendant ce que nous pensions qui était engagé". (Baldwin, 2000).

 

Il semblerait que les vacances pour le scientifique et l'universitaire sont plus illusoires que réelles mais il est aussi évident que Rogers, dans sa dernière interview, se donne beaucoup de peine pour étreindre une science qui peut contribuer à l'étude de l'expérience spirituelle directe de la façon dont Ken Wilber l'envisageait dans sa quête pour la réconciliation entre science et religion.

 

Quelques années auparavant Rogers avait déjà commencé à dessiner les grandes lignes du terrain lorsque dans 'A Way of Being', il avait écrit avec enthousiasme sur le travail du spécialiste de physique théorique, Fritjof Capra et du philosophe-chimiste Prigogine (Rogers, 1980 : 130-1).

Le travail de Prigogine sur les systèmes d'énergie à l'intérieur de l'environnement suggérant que le monde de la nature est « probabiliste plutôt qu'uniquement déterministe » était, pour Rogers, ni plus ni moins enthousiasmant. Prigogine maintenait que plus une structure devenait complexe plus elle consacrait d'énergie à maintenir sa complexité et ceci produisait une instabilité essentiellement créative. Pour Rogers, ceci donnait sens aux états de transformation chez l'être humain et expliquait pourquoi de nombreux facteurs agissant les uns sur les autres pouvaient aussitôt conduire à des modifications psychologiques et à des changements physiologiques profondément importants.

Il lia ceci au concept de Gendlin de « l'experiencing » en psychothérapie (Gendlin, 1978) et trouva dans les idées de Prigogine un soutien pour l'efficacité du « perturbing » qui est le fait de déranger un système grâce à la reconnaissance de sentiments (auparavant cachés ou refoulés) ainsi qu'à leur pleine expression.

 

Pour Rogers, le travail le Prigogine et celui d'autres scientifiques à la pointe de la recherche promettaient une humanité vraiment capable de transcendance. Et il n'était pas non plus sans importance que Prigogine ait vu dans sa « science de la complexité » une forte ressemblance avec les découvertes des « sages et des mystiques d'Orient ». (Rogers, 1980 : 132).

 

Dans les pages de « A Way of Being » nous détectons l'excitation de Rogers alors qu'il découvre dans des endroits inattendus l'approbation d'expériences qu'il avait été forcé de reconnaître en tant que thérapeute et facilitateur de groupe et qui avait, auparavant, échappé à une explication rationnelle.

Ce qui, toutefois, était indéniable, c'était la puissance de telles expériences et leur effet de transformation sur ceux qui les subissent.

 

Prigogine et Capra apportèrent du réconfort au scientifique empirique en Rogers parce qu'ils attirèrent l'attention sur une science qui pouvait se colleter avec des phénomènes qu'il avait précédemment étiquetés de « transcendants », «d'indescriptibles », « d’inattendus » et de « transformationnels ».

En un sens, ils rendaient « respectable » pour lui d'être un mystique.

 

Qui plus est, ils fournissaient un soutien scientifique pour sa vision toujours optimiste de l'humanité parce qu'ils attiraient l'attention sur un potentiel d'évolution qui affirmait la vie.

A la fin du chapitre 6 de « A Way of Being » il ose exprimer clairement ce qui était, en essence la justification de l'oeuvre de sa vie : "... peut-être sommes-nous en train de toucher la pointe de notre aptitude à nous transcender, à créer des directions nouvelles et plus spirituelles dans l'évolution humaine" (Rogers, 1980 : 134).

Pour Rogers, l'aptitude à être pleinement lui-même dans ses relations, à se permettre d'être lui-même était nettement aidée par l'étayage scientifique qu'offraient à l'expérience transcendantale des scientifiques tels que Capra et Prigogine.

 

Bergin, dans un article publié dans l'American Psychologist en 1991, fait référence à une lettre qu'il avait reçue de Rogers en 1985 qui montre simplement à quel point un tel soutien scientifique l'avait enhardi : "Je crois vraiment qu'il y a une sorte d'influence organisatrice transcendante dans l'univers qui opère dans l'homme aussi... Mon actuelle vision (des humains) - très timide - est qu'il y a peut-être une personne essentielle qui persiste à travers le temps, ou même à travers l'éternité." (Bergin, 1991 : 394).

 

Une conséquence évidente d'une telle déclaration est que Rogers était disposé à faire face à la possibilité qu'aussi bien lui que son client - ensemble avec toute l'humanité - pourraient

bien être vivants « sub specie aeternitatis » [voir "sentiment océanique"] avec toutes les immenses conséquences d'une telle possibilité pour une compréhension du soi et de son évolution.

 

Il est, toutefois, évident à partir de l'interview accordée à Michèle Baldwin que Rogers, quelle que soit la solidarité qu'il ait pu éprouver avec des scientifiques tels que Capra et Prigogine, n'escomptait pas un soutien similaire de la part de collègues psychologues.

Il est difficile d'éviter de conclure que durant les dernières années de sa vie il s'est senti de plus en plus étranger à la profession qu'il avait, dans ses débuts, si fortement défendu contre la position agressive de la médecine psychiatrique.

 

Lorsqu'il alla dans le Wisconsin en 1957 en tant que professeur, tant de psychologie que de psychiatrie, il n'aurait guère pu imaginer que quelques années plus tard qu'il quitterait la Chaire de Psychologie en signe de protestation contre les idées étroites et avides de pouvoir de ses collègues psychologues.

 

Le désenchantement croissant envers la psychologie est sans équivoque lorsque dans sa discussion au sujet de la formation de thérapeutes il dit à Baldwin : "Je préfèrerais avoir quelqu'un qui a une connaissance étendue et profonde en littérature ou en sciences physiques plutôt que quelqu'un qui s'est toujours spécialisé en psychologie afin de devenir thérapeute. Je pense que posséder un large savoir ainsi qu'une large expérience de vie est essentiel pour devenir un bon thérapeute". (Baldwin, 2000 : 37).

 

La conséquence à peine voilée de ceci est que ni un large savoir ni une large expérience de vie ne seraient en aucun cas garantis par l'étude de la psychologie. Pour Rogers, l'aptitude à être « présent de façon très évidente et très manifeste » dans ses relations - une aptitude qu'il commençait, comme nous l'avons vu, à soupçonner être l'élément essentiel dans la thérapie, plus importante même que la présence des conditions essentielles - n'était pas facilement soutenue.

 

Dans l'interview accordée à Baldwin la complexité même d'une telle attitude est évidente. Les critères d'ouverture à l'expérience, de sécurité intérieure, de vulnérabilité, de reconnaissance de défauts et d'imperfection, la capacité à être dans l'instant, l'engagement à aider les autres à s'assumer, la croyance qu'il y a au coeur de la personne une aptitude à se construire : toutes ces choses sont bien connues d'une grande partie des écrits de Rogers et constituent en elles-mêmes un formidable défi. Ce qui, toutefois, est peut-être nouveau dans cette interview c'est l'insistance mise sur le fait de « se laisser aller », de s'abandonner au processus, d'être assez confiant pour avancer sans comprendre pleinement sachant qu'il est possible de « revenir » à soi-même.

 

De plus, il est évident que pour Rogers un tel abandon de soi - considéré comme l'ultime utilisation du soi - ne peut être entrepris que par quelqu'un qui a un "large savoir" et une "large expérience de vie". Je voudrais suggérer que cette exigence, exprimée avec une insistance qui lui ressemble peu, dit quelque chose de la plus grande importance quant à la Weltanschauung du thérapeute.

 

L'aptitude à abandonner le soi mais aussi à y retourner exige de fidèles points de référence dans un monde évolutionniste dans lequel la personne est elle-même un élément changeant d'un potentiel qui se transcende.

 

Pour Rogers, il semblerait que, en tant que scientifique empirique, de tels points de référence étaient fournis par des scientifiques complètement nouveaux dont le travail offrait approbation et justification pour ses propres expériences indescriptibles.

Son allusion, toutefois, à quelqu’un « qui ait une connaissance étendue et profonde en littérature » (Baldwin, 2000 : 37) suggère qu'il ne considérait pas la connaissance et la compétence scientifiques comme la seule route possible à l'acquisition des points de référence nécessaires au voyage qui mène à l'abandon de soi.

Le paradoxe du « soi présent de façon très évidente et très manifeste » qui peut néanmoins s'abandonner à un processus peut être tenu dans une tension saine, peut-être à travers d'autres modes de compréhension.

Ce qui, pour Rogers, semble être crucial c'est l'engagement du thérapeute à poursuivre le savoir et l'expérience qui peuvent offrir approbation à la connaissance personnelle subjective et, renforcer et améliorer ainsi l'aptitude à être pleinement présent et à rendre possible l'abandon du soi sans craindre que sa perte dure.

Je suis resté un certain temps sur l'interview de Rogers accordée à Michèle Baldwin non seulement parce qu'elle contient un matériel tellement fascinant concernant l'état de sa réflexion dans ce qui devait se révéler être la dernière année de sa vie, mais aussi parce qu'elle porte tous les signes d'un homme en paix avec lui-même.

 

La conversation est imprégnée par l'impression que Rogers est habité par une liberté intérieure qui est l'ultime antidote à l'anxiété.

Une acceptation de soi profonde, en pleine conscience de ses défauts et de sa vulnérabilité est alliée à un profond espoir dans le potentiel des personnes et de l'humanité dans son ensemble.

La confiance prend place dans ce pouvoir de la rencontre à provoquer la transformation, une fois que l'énergie peut circuler entre les personnes sans qu'elles aient à être sur la défensive.

 

 

Par-dessus tout, il y a le témoignage calme, presque neutre d'un homme que la confiance profonde en sa propre expérience a conduit à la découverte d'une réalité plus grande dont lui et les autres sont une partie inséparable. Content dans une certaine mesure de vivre avec un mystère et de savourer des mots tels que « mystique », « spirituel » et «transcendant », Rogers se nourrit néanmoins des découvertes de pionniers scientifiques qui alimentent son désir de sens et de preuve empirique.

 

Alors qu'il était un jeune homme, Rogers s'était débattu pendant de nombreuses années avec l'idée de devenir un pasteur chrétien. Il y eut des périodes où il se sentait passionnément proche de Dieu et où, libéré de l'anxiété de devoir se soumettre à des croyances dogmatiques, il était submergé par des sentiments de compassion universelle et la forte envie de communiquer la « bonne nouvelle ». Et pourtant, à l'âge de 20 ans et encore tout frais de son voyage de formation en Chine comme membre d'une expédition chrétienne, il pouvait écrire : " Avant tout, peut-être suis-je passé au seul point de vue logique : que je veux savoir ce qui est vrai, sans me soucier de savoir si cela me laisse Chrétien ou non " (Kirschenbaum, 1979 : 25).

 

Soixante-quatre ans plus tard dans son interview accordée à Baldwin, Rogers respire la paix intérieure qui provient du fait d'avoir poursuivi la vérité autant qu'il a pu et d'être resté fidèle à sa propre expérience. Tout ceci, alors, est d'autant plus remarquable que l'expérimentateur engagé, le penseur logique et empiriste a dû se surprendre à entrer' dans un monde plus vaste où les énergies de guérison abondent, où l'amour de soi engendre l'abandon de soi et où l'espoir dans l'éternité semble une attitude éminemment rationnelle.

 

Je ne suis pas moi-même, un scientifique et ne peut même pas prétendre être un véritable psychologue. Si je dois recourir à des étiquettes universitaires je dois m'appeler counsellor, linguiste, étudiant en littérature, éducateur et, avec moins de confiance, théologien appliqué, si l'on peut dire. Peut-être une telle liste me donne-t-elle le droit de revendiquer le « large savoir » que Rogers juge essentiel pour un thérapeute centré sur la personne.

Quoi qu'il en soit, je sais que le moi que j'apporte dans mon travail thérapeutique et dans ma vie de tous les jours est, dans une certaine mesure, nourri et façonné par mon «savoir» autant que par les expériences que la vie m'apporte, certaines d'entre elles recherchées et d'autres inattendues et souvent malvenues.

J'avoue une certaine satisfaction dans le fait que Rogers, dans sa dernière entrevue ait attaché tant d'importance au « savoir ». [ "Savoir" et/ou "connaissance" ?]

 

La thérapie centrée sur la personne est souvent stigmatisée comme étant naïve, simpliste, non sophistiquée, utile comme une « technique d'écoute » pour des personnes qui aident et des volontaires mais pas très utile à de « vrais » psychothérapeutes. Il est bon que son initiateur ait attaché tant d'importance au « savoir » de ses praticiens et à leur familiarité avec un large éventail de connaissance et de sagesse humaines. Je suis aussi conscient, toutefois, du fait que Rogers, de façon apparemment paradoxale, ait fait la remarque seulement quelques instants auparavant dans l'interview qu'il connaît de très bons thérapeutes centrés sur la personne qui n'ont eu absolument aucune formation. Puis il suggère que, dans de petits villages retirés, il doit y avoir ces personnes vers lesquelles d'autres, instinctivement, se tournent pour demander de l'aide parce que celles-ci incarnent les caractéristiques du thérapeute centré sur la personne. (Baldwin, 2000 : 37).

Il y a là, bien sûr, aucune réelle contradiction.

 

Le savoir dont Rogers parle est pour lui une partie du « paysage intériorisé », essentiel, qui constitue le soi du thérapeute. Son importance réside dans la contribution vitale qu'il apporte à l'aptitude du thérapeute à s'aimer lui-même et à son courage à laisser aller le soi à la poursuite de la rencontre porteuse de vie. Le concept de « savoir » requiert lui-même davantage d'éclairage car il est difficile de croire que certaines formes de « savoir » fassent beaucoup pour encourager une acceptation de soi. Au contraire, elles peuvent conduire au dénigrement de la personne humaine ou même à une attitude où les personnes deviennent des objets facilement remplaçables dans l'intérêt d'un plan plus grand.

On peut certainement soutenir, par exemple, qu'une grande partie du 'savoir' induite par les media jour après jour encourage le mépris pour des personnes et dépeint un monde où la haine, la tendance destructrice et l'indifférence morale règnent en maître.

A l'âge de la technologie, également, certains des esprits les plus brillants se consacrent au développement de « systèmes » de communication dont le but premier est la maximisation des profits, la suppression des concurrents et la promulgation de la rencontre sans visage comme le mode de rencontre préféré.

Un tel « savoir » ne conduit pas à l'acceptation de soi et à l'affirmation de soi mais à la banalisation (de la personne au nom du principe qu'on n'arrête pas le progrès et que son sens est rarement remis en question).

De la même façon, ce savoir peut conduire à avoir du mépris pour le soi et il peut donc, également, encourager une étroitesse de vision qui engendre préjugés et peur de l'inconnu.

 

A l'âge de la spécialisation il n'est pas certain que même le fait d'être immergé dans l'enseignement supérieur fournira la largeur de savoir que Rogers recommande.

Au contraire, il est tout a fait possible que l'enfermement dans un champ étroit de connaissance et de compétence doive devenir de plus en plus la norme.

L'espoir qu'Internet, d'une manière ou d'une autre, favorisant l'accès à une banque mondiale de connaissance et de savoir contrebalancera une spécialisation aussi réductionniste est, je crois, une belle illusion. Le soutien et le renforcement d'une connaissance spécialisée, la diffusion de fausses données et la lassitude devant une surcharge d'information sont plus probables. Le savoir qui abîme l'aptitude à cultiver une vision large produit des thérapeutes craintifs et c'est dans ce contexte que les réserves de Rogers quant à l'étude de la psychologie deviennent si poignantes.

La personne qui s'aime n'entre pas dans la peur d'elle-même, la personne qui a un savoir large a moins de chance d'être effrayée de l'inconnu ou des dangers de l'exploration.

Pour Rogers, comme pour tous les thérapeutes centrés sur la personne, toute rencontre que ce soit avec un client ou avec quelqu'un d'autre était un voyage potentiel dans l'inconnu.

 

La psychologie - comme toute jeune discipline [plus si jeune que ça depuis le temps ?!] - tient à faire respecter son droit sur le terrain qu'elle considère le sien. Une telle aspiration conduit aisément à de fausses prétentions quant à la nature des êtres humains, leur développement, leurs aberrations et leurs interactions. C'était précisément cette approche bornée, fondée sur une vision excessive de la prétention de la psychologie à détenir la vérité, qui faisait que Rogers avait autant d'appréhension.

Pour lui, l'être humain était une impressionnante création et son potentiel pour sa propre compréhension et sa propre transcendance grâce à une relation dénuée de peur, presque inimaginable.

 

Une personne qui possède un large savoir pourrait se réjouir d'un tel potentiel d'évolution tandis que le psychologue qui ne possède pas le bénéfice d'autres disciplines plus étendues pourrait bien masquer sa peur de l'inconnu derrière une façade d'omniscience feinte. Le fait que l'homme qui, dans sa jeunesse, avait abandonné l'étude de la théologie et son apparente vocation pour le saint ministère chrétien afin d'embrasser la psychologie ait, à la fin de sa vie, montré une telle ambivalence envers la discipline à laquelle il avait consacré la meilleure partie de sa carrière est quelque peu ironique.

Son aveu - encore dans l'interview accordée à Michèle Baldwin - qu'il était "trop religieux pour être religieux" est encore plus frappant (Baldwin, 2000 : 35).

 

***

 

Alors que je réfléchis à ma propre carrière, j'observe quelques parallèles avec l'expérience de Rogers mais aussi quelques différences frappantes. Moi, aussi, j'ai changé de voie lorsque j'étais jeune. Pendant toute la période où j'étais étudiant, j'avais envisagé de devenir professeur de langues et de littérature, mais, à la différence de Rogers, j'ai mené cela à bien et suis entré dans la profession que j'avais choisie. Qui plus est, je n'avais aucune raison de regretter ma décision : j'ai trouvé agréable d'enseigner et je crois l'avoir fait avec succès. Le passage au counselling fut suscité par la découverte que beaucoup de mes élèves adolescents souffraient abominablement et que je semblais avoir une certaine aptitude à répondre avec efficacité à leurs difficultés.

 

Je ne sais pas si, pour Rogers, le fait de laisser ses études de théologie et l'abandon de sa vocation chrétienne fut source de chagrin bien que ce qu'il ait dit à ce sujet suggère qu'il s'agissait plutôt d'un soulagement et d'une libération. Pour ma part, je sais que quitter la salle de classe et l'enseignement de la littérature me brisa presque le coeur. Il me sembla, sur le moment, que j'empruntais un autre chemin non parce que je le voulais vraiment mais parce que je n'avais pas le choix [ ? ]. Si c'était un appel, ce fut un appel auquel je répondis avec le coeur gros tout en criant à l'injustice de tout cela.

S'embarquer dans l'étude de la psychologie développementale et du counselling - bien que surtout dans la tradition centrée sur la personne - présentait aussi ses difficultés. J'ai écrit ailleurs quant à mon excitation et mon grand plaisir à la découverte des écrits de Rogers et de leur résonances en moi (Thorne, 1989 : 58-9) mais, à d'autres titres, la nouvelle discipline à laquelle j'étais en train de me soumettre se cogna contre une profonde résistance.

 

Il y eut des moments où j'étais consterné par ce qui me semblait être une perception cruellement limitée de l'être humain et du monde intérieur des hommes et des femmes. De façon résolument consciente j'ai décidé de ne pas me laisser tromper (comme je le voyais) par une perception déséquilibrée de la réalité.

Au lieu de cela, je me suis juré de m'accrocher aux connaissances que je possédais déjà par suite tant des nombreuses années d'immersion dans certaines des plus belles oeuvres littéraires que l'Europe ait produites ainsi qu'à mon engagement envers la religion chrétienne depuis mon enfance.

Ces deux courants de connaissance et d'expérience avaient grandement contribué à mon 'paysage intérieur' et firent partie intégrante de la personne que je devenais.

 

En effet, si cela n'avait pas été le cas, j'aurais fort bien su que je n'aurais jamais dû prendre la décision (bizarre et malencontreuse aux yeux de la plupart de mes amis) d'abandonner une profession que j'aimais si profondément afin de m'embarquer dans une formation problématique pour, à cette époque-là, un rôle inconnu et non considéré. Rôle qui, pour l'observateur extérieur suffisamment intéressé pour s'enquérir, semblait un étrange mélange de travail social et d'éducation de santé mentale.

 

Je me demande souvent ce qui me serait arrivé si durant ma formation de counselor, je m'étais soumis à une sorte de bourrage de crâne qui était inhérent, j'en suis sûr, non aux esprits de la plupart de mes professeurs mais à quelques unes des hypothèses de base du matériel psychologique que j'étais prié d'étudier.

Le style même de certains de ces laborieux traités (analytiques, comportementalistes, statistiques, expérimentaux) vendaient la mèche : ils révélaient un manque de sensibilité esthétique, un apparent refus de voir la vérité de la beauté, en opposition à la preuve pesante de prétendus faits et à ce qui semblait être une ignorance délibérée de la religion révélée ou être une hostilité à peine voilée aux revendications de celle-ci.

 

D'une chose je suis maintenant certain : si je ne m'étais pas accroché aux points de référence qui étaient déjà les miens avant de débuter dans ma formation et dans ma carrière de thérapeute centré sur la personne j'aurais depuis longtemps renoncé à la tâche d'être « présent de façon très évidente et très manifeste » dans mes relations thérapeutiques ou dans toute autre relation d'ailleurs.

 

Sans le contexte plus large que me fournit mon « large savoir » je suis sûr que, si la possibilité d'une rencontre transformationnelle se présentait, je m'installerais dans une vie tranquille non par paresse mais par peur. Il semblerait que Rogers avait la capacité de faire confiance à son expérience personnelle avec une telle opiniâtreté qu'il passait au-delà de l'appréhension d'un monde spirituel qui était alors corroboré ou, du moins, soutenu par les découvertes de scientifiques controversés et d'avant-garde. Cela vaut, toutefois, la peine de se demander si, à son insu, son immense courage à établir des relations n'avait pas arrêté d'être soutenu par le large savoir et la large expérience qu'il avait déjà acquis avant de s'embarquer dans l'étude de la psychologie.

 

Je trouve difficile de croire que le Rogers passionné des jeunes années - passion pour Dieu, passion pour le monde, passion pour sa bien-aimée, Helen - ne nourrissait pas toujours l'éminent psychologue et psychothérapeute des années de maturité. L'apparente répugnance de sa part à même s'engager dans une discussion sur la religion au cours de la plus grande partie de sa carrière professionnelle tend à confirmer mon idée qu'un courant nié et caché de conscience spirituelle opéra fortement tout au long de sa vie enhardissant sa confiance dans sa propre expérience et attendant la relative sécurité de la vieillesse avant d'émerger une fois de plus en pleine conscience.

On pourrait peut-être en dire tout autant de son moi passionné en tant qu'être sensuel et sexuel qui, à la fin de sa vie et après la mort d'Helen, se manifesta dans de nombreuses et intenses relations avec d'autres femmes (voir Ruth Sanford).

 

Quelle que soit la vérité en ce qui concerne Rogers, je sais que, pour moi-même, la fugace et intermittente capacité que j'ai à entrer dans des relations où l'esprit touche l'esprit et où est faite l'expérience de «quelque chose de plus large» doit en partie son existence au «large savoir» que m'ont offert mes études littéraires et mon essai d'étreindre tout ce qui affirme la vie dans la pratique et la compréhension de la religion chrétienne.

 

A une époque plus récente, cela veut dire pour moi faire l'expérience libératrice de respirer l'air intoxiquant de la théologie mystique et y découvrir la quintessence d'une révélation spirituelle qui dote l'humanité d'un glorieux potentiel de divinisation. Pour Rogers, des scientifiques d'avant-garde du vingtième siècle lui ont apporté l'assurance que s'abandonner à la relation représentait le risque ultime et triomphal du fait d'être humain.

 

Pour moi, ma concitoyenne, l'écrivain mystique du quatorzième siècle, Julian de Norwich, m'assure que je ne suis pas fou de croire, selon les mots de Saint Athanase, que "Dieu s'est fait homme pour que nous puissions nous faire Dieu".

 

Peut-être Rogers et moi ensemble avons-nous réussi à fournir un aperçu de « ce large savoir et cette large expérience » qui peuvent rendre possible pour le thérapeute centré sur la personne de s'investir totalement dans la relation, conscient, paradoxalement, de points de référence évidents dans une terre inconnue et mystérieuse.

 

Brian Thorne Chapitre 7 de « The mystical power of Person Centered Thérapie »